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Glossaire introductif

Jeu : Expérience (parfois instrumentée) qui nous plonge dans un « état ludique » qui ne ressemble à aucun autre, qui est un état de retrait vis-à-vis du cours ordinaire de la vie sociale.
Le jeu est une activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive, et se décompose en quatre catégories : ceux qui reposent sur la compétition (agôn), le simulacre (mimicry), le hasard (alea), et enfin ceux qui ont pour objet de procurer une impression de vertige (ilinx)
Étymologie :
ludi : jeux étrusques inspirés par des pratiques attiques ou grecques, sont des jeux organisés lors de manifestations religieuses. Ils pouvaient également être des jeux sacrés funéraires en l’honneur des defunts, ou des rituels en faveur des dieux.
jocus (= jeu) : plaisanterie ou badinage

jeu vidéo : Un jeu vidéo est un jeu électronique qui implique une interaction humaine avec une interface utilisateur : pratiquer un jeu vidéo est considéré comme une « expérience instrumentée » qui se déploie dans un espace intermédiaire, entre le joueur et la machine.

gameplay : Le gameplay constitue l’ensemble des problèmes posés au joueur, et la façon dont il les résout. Rollings & Adams : « les challenges, ainsi que les actions que le joueur peut entreprendre pour les réussir constituent le gameplay. »

livre-jeu (livre dont vous êtes le héros) : Le livre-jeu (de l’anglais gamebook) est un terme est ambigu car il peut aussi renvoyer à des livres de jeux (des livres contenant par exemple des énigmes et des labyrinthes), ou bien à des livres-jouets (destinés à la petite enfance). Ils désignent cependant plus généralement les livres dont vous êtes le héros, que l’on appelle également littérature interactive et littéraction, apparus dans les années 1960-1970. Ces livres présentent un ensemble de paragraphes numérotés : lorsque le lecteur termine un chapitre, le livre lui propose différentes possibilités représentant le choix d’actions du personnage qu’il incarne. Ces possibilités renvoient à d’autres paragraphes, qui développent les conséquences des choix du lecteur. Chaque lecture peut donc être personnalisée et différente en fonctions des décisions prises par le lecteur et générer « plusieurs histoires », bien que dans les faits le scénario soit préétabli et donc dirigé. Certains livres se contentent d’un enchaînement de paragraphes, et le livre seul suffit à jouer ; d’autres comportent un système de règles, souvent basées sur le hasard déterminé grâce à des lancers de dés ou d’une table de hasard. Le lecteur/joueur doit déterminer des caractéristiques de son personnage, qui déterminent ses chances de réussir des épreuves : l’ensemble de ces caractéristiques sont des applications de la « programmation papier » (mémorisation de variables, opérations mathématiques, algorithmes).

fiction interactive : Les jeux vidéo dérivés du livre-jeu, les fictions interactives (également appelées aventure textuelle), apparaissent entre les années 70 dès l’arrivée de l’informatique personnelle : ces jeux sont principalement composés de texte, avec lequel interagit le joueur. Ces jeux vidéo, comme les livres dont on est le héros, reposent sur un enchaînement textuel d’épreuves, aventures, descriptions ou tout autre contenu narratif qui proposent au joueur/lecteur de progresser à travers un scénario. Le joueur découvre une mise en scène narrative, tape des commandes sur sa machine qu’un interpréteur traduit en actions informatiques qui débloquent la suite de l’histoire. On considère également comme des fictions interactives les jeux développés sans commandes textuelles mais avec une navigation hypertextuelle : le joueur clique de lien en lien pour progresser dans la narration.

hypertexte : Étymologiquement, le préfixe « hyper » suivi de la base « texte » renvoie au dépassement des contraintes de la linéarité du texte écrit. L’hypertexte s’est surtout développé à l’apparition d’Internet et du World Wide Web en 1989 sous la forme des hyperliens.Les hyperliens du Web sont contenus dans des documents hypertextes généralement écrits en langage HTML (pages Web). Les liens vers les ressources les plus diverses peuvent être établis grâce à une notation standardisée, les URL (Uniform Resource Locators) : ce sont des chemins unidirectionnels d’une ressource à une autre. L’hypertexte bouleverse la contextualité de la lecture : la présence des hyperliens conduit à sauter d’un texte à un autre, à tenter de se réintroduire dans des contextes différents, à abandonner toute référence à la linéarité, mais aussi à la construction progressive d’une cohérence en faisant des associations d’idées, que Christian Vandendorpe explique comme le fait de « “faire tâche d’huile” plutôt que de “creuser” » dans Du papyrus à l’hypertexte : essai sur les mutations du texte et de la lecture.

UI (User Interface) : L’interface utilisateur est ce qui fait le lien entre l’humain et la machine. C’est « le produit fini » présenté à l’internaute qui lui permet de naviguer aisément sur un site web sans lui demander une trop grande concentration. L’UI se résume globalement à l’organisation des éléments graphiques et textuels.

UX (User eXperience) : L’expérience utilisateur investit des notions de psychologie, de sociologie, d’anthropologie, de technique informatique, et design graphique et de sciences cognitives. L’UX doit répondre à une attente de l’utilisateur concernant l’homogénéité du site, la simplicité et l’efficacité de l’intéraction entre l’utilisateur et le produit. Elle sert à assister les besoins et les buts de l’utilisateur en intervenant en profondeur dans la construction d’un produit : l’UI intervient à plusieurs reprises dans l’élaboration de l’UX.

challenge : Le challenge réunit un ensemble d’objectifs que le joueur doit atteindre. L’état d’un challenge décrit l’avancée d’un joueur vis-à-vis de ces objectifs.

niveau de jeu : Le niveau de jeu désigne l’espace dans lequel évolue le joueur, plus particulièrement lorsque l’univers du jeu est présenté au joueur de manière clairement segmentée, sous-espace après sous-espace.

simulationniste : Le jeu est un simulacre : la capacité de s’investir dans le « comme si… » du jeu va de pair avec une capacité de distinguer le littéral du métaphorique : pour que le jeu existe, il faut qu’il reste un certain écart entre réalité et fiction. Il y a une ambivalence entre le joueur et le personnage qu’il incarne : il y place une partie de lui-même mais garde un regard critique sur la réalité de cette incarnation.

règle du jeu : Pour jouer, il faut établir un accord minimal sur le cadre de jeu : les règles. Le respect des règles du jeu a été à l’origine d’une valeur universelle : le fair-play, qui garantit à chaque joueur la même possibilité de gagner ou de terminer le jeu, sans avantages ou désavantages non justifiés.

Livret I.

Le design au service du jeu : littéractions et fictions interactives

INTRODUCTION : Le jeu, le jeu vidéo, littéractions et fictions interactives

D’après Roger Caillois, le jeu est une expérience (parfois instrumentée) qui nous plonge dans un « état ludique » qui ne ressemble à aucun autre, qui est un état de retrait vis-à-vis du cours ordinaire de la vie social. C’est une activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive, et se décompose en quatre catégories : ceux qui reposent sur la compétition (agôn), le simulacre (mimicry), le hasard (alea), et enfin ceux qui ont pour objet de procurer une impression de vertige (ilinx).
Étymologiquement, ludi désigne des jeux étrusques inspirés par des pratiques attiques ou grecques, organisés lors de manifestations religieuses. Ils pouvaient également être des jeux sacrés funéraires en l’honneur des défunts, ou des rituels en faveur des dieux. Jocus (jeu) désigne une plaisanterie ou un badinage.


Les caractéristiques du jeu définies par Roger Caillois

Un jeu vidéo est un jeu électronique qui implique une interaction humaine avec une interface utilisateur : pratiquer un jeu vidéo est considéré comme une « expérience instrumentée » qui se déploie dans un espace intermédiaire, entre le joueur et la machine.


Le jeu vidéo : une expérience ludique instrumentée mettant en place une interaction homme-machine isolée du cours ordinaire de la vie.

Le jeu vidéo étant généralement un support destiné à raconter des histoires, on peut donc facilement établir un lien avec le livre. D’après Jean-Benoît Ferrant (FibreTigre), on trouve dans les pays anglo-saxons un rapport différent à l’édition et à l’objet écrit qu’en France : « une certaine attitude d’humilité et de détente », tandis que l’écrit en France est « sacralisé ». C’est donc plus particulièrement en Angleterre que s’est développé un « intérêt littéraire pour le jeu vidéo » : face aux limites techniques des premiers jeux vidéo conçus sur des oscilloscopes (Tennis for Two, 1958), la seule alternative pour créer un jeu vidéo plus élaboré que des pixels contrôlables par le joueur a été de produire des fictions interactives, comme Adventure au milieu des années 70. Ce type de jeu est indissociable de son équivalent imprimé, la littérature interactive ou littéraction (éditée chez Folio Junior puis Gallimard sous le nom de « Livre dont vous êtes le héros ») : apparu entre 1960 et 1970, il connaît son apogée pendant les années 80 et s’inspire d’expérimentation de Raymond Queneau, Jorge Luis Borges ou du jeu de rôle Donjons & Dragons en s’appuyant de des techniques de « programmation papier » (mémorisation de variables, opérations mathématiques, algorithmes).

Le designer graphique, en tant qu’intermédiaire entre un support et son utilisateur, remplit un rôle de médiateur : il intervient pour guider l’usage de l’utilisateur, sa façon d’appréhender du contenu, de le contextualiser et de se l’approprier. Pour quelles raisons le designer peut-il passer par le jeu du texte pour produire du design graphique ? De quelles façons et pour quelles raisons le lecteur peut-il être considéré comme un joueur ? Jouer le texte est une question du design graphique, et trois grandes entrées peuvent être abordées pour traiter cette question : la place du texte dans le jeu, la mission du designer consistant à rendre intelligible le rapport texte/image par le jeu (et ses formes de diffusion et de publication) et la rencontre et l’utilisation de la relation entre écran et papier dans les jeux narratifs. Toutes ces questions s’inscrivent dans un type de jeu dont l’archaïsme revendiqué permet de mettre en place une identité forte, qui propose des caractéristiques différentes suivant le support papier ou numérique.

I Texte et jeu

1 Origines et pratiques

Dans les années 1960-1970 on assiste à l’apparition du livre-jeu, littérature interactive ou littéraction, que l’on nomme souvent livre dont vous êtes le héros en France grâce à la collection la plus diffusée en France par Gallimard dont les livres présentaient ce slogan sur leurs couvertures.

Le genre est rendu célèbre en 1982 avec Le Sorcier de la Montagne de feu, et prospère pendant les années 1980 et au début des années 1990 avant d’être relativement abandonné. Ces livres présentent un ensemble de paragraphes numérotés : lorsque le lecteur termine un chapitre, le livre lui propose différentes possibilités représentant le choix d’actions du personnage qu’il incarne. Ces possibilités renvoient à d’autres paragraphes, qui développent les conséquences des choix du lecteur. Chaque lecture peut donc être personnalisée et différente en fonctions des décisions prises par le lecteur et générer « plusieurs histoire », bien que dans les faits le scénario soit préétabli et donc dirigé. Certains livres se contentent d’un enchaînement de paragraphes, et le livre seul suffit à jouer ; d’autres comportent un système de règles, souvent basées sur le hasard déterminé grâce à des lancers de dés ou d’une table de hasard. Le lecteur/joueur doit déterminer des caractéristiques de son personnage, qui déterminent ses chances de réussir des épreuves.

Le livre-jeu possède plusieurs origines : Jorge Luis Borges mentionne l’idée de la lecture non-linéaire en 1941 dans Le Jardin aux sentiers qui bifurquent. En lisant le texte dans l’ordre, il n’a pas de sens : le lecteur doit retrouver l’ordre de lecture. Raymond Queneau applique le principe du récit dicté par les choix du lecteur dans Un conte à votre façon en 1967 en proposant au lecteur de décider de la suite de l’histoire. En 1963, Julio Cortázar publie le roman Marelle : le récit se décompose en 155 chapitres et peut se lire de deux manières. Le lecteur peut choisir de lire de manière linéaire en commençant par le premier chapitre, ou de manière non-linéaire en commençant au chapitre 73 et en suivant un ordre indiqué en début de livre.

Les jeux vidéo dérivés du livre-jeu, les fictions interactives (également appelées aventures textuelles), apparaissent pendant les années 1970 dès l’arrivée de l’informatique personnelle : ces jeux sont principalement composés de texte, avec lequel interagit le joueur. Ces jeux vidéo, comme les livres dont on est le héros, reposent sur un enchaînement textuel d’épreuves, aventures, descriptions ou tout autre contenu narratif qui proposent au joueur/lecteur de progresser à travers un scénario.
Le joueur découvre une mise en scène narrative, tape des commandes sur sa machine qu’un interpréteur traduit en actions informatiques qui débloquent la suite de l’histoire. On considère également comme des fictions interactives les jeux développés sans commandes textuelles mais avec une navigation hypertextuelle : le joueur clique de lien en lien pour progresser dans la narration.

Ces deux genres de jeux (imprimé ou numérique) sont des activités de simulation au cours desquelles les participants célèbrent un lieu différent, une période différente ou un monde différent : les jeux créent un univers plus ou moins complet, développé par l’imaginaire du joueur. Il découle de ce type de jeu interactif trois composantes essentielles : le courage, la chance, et la destinée : le courage représente les décisions prises par le lecteur, sa part de liberté et de choix ; la chance est le hasard introduit par l’inconnu — le lecteur/joueur prend des décisions sans savoir ce qui va se passer ; la destinée, c’est le texte : les différents embranchements de l’histoire sont déjà écrits par l’auteur du scénario.

2 Usage actuel et communautés

La survie des communautés

On constate une survivance actuelle de la pratique du livre dont vous êtes le héros et des fictions interactives numériques : bien que la pratique reste marginale, elle existe toujours essentiellement grâce aux amateurs et aux utilisateurs, puisque l’aspect commercial de ce type de jeux n’existe globalement plus aujourd’hui.
Concernant le jeu imprimé, il s’agit principalement de groupes réunis sur des réseaux sociaux qui présentent leurs expériences, leurs découvertes, mais qui font principalement un état des lieux de leur collection : en effet, la recherche de livres semble être l’un des moteurs de ces communautés. Les membres échangent également des ressources utiles comme des solutions, des indices, ou des cartes répertoriant l’ensemble des choix disponibles dans un livre. Grâce à ces communautés fidèles, des éditeurs et des auteurs publient des rééditions ou quelques nouveaux livres, ou publient des livres numérisés gratuitement sur internet, ce qui continuent d’entretenir l’engouement autour de ce genre de pratiques.


Les communautés de livres dont vous êtes le héros se retrouvent principalement sur les réseaux sociaux.

Autour des fictions interactives se réunissent le même type de groupes, dont la pratique semble tout de même plus étendue que les livres dont vous êtes le héros : en effet, le développement d’outils tels que Twine (outil de création de jeux hypertextuels sous forme de pages Web, créé par Chris Klimas en 2009) ou Adrift (logiciel de création de fictions interactives créé en 1997 et toujours mis à jour) vulgarisent la fabrication de jeux, ce qui permet une prise en main rapide et simple pour tous les utilisateurs et amateurs, puisqu’ils ne requièrent pas de compétences en programmation grâce à des interfaces visuelles efficaces. Des amateurs, des créateurs de jeux indépendants, des auteurs, peuvent créer sans contraintes techniques et expérimenter la mise en œuvre de leurs narrations appliquées aux interfaces numériques.

S’inscrire dans un type de jeu archaïque

Il serait juste de s’interroger sur un usage toujours en vigueur d’un aspect « archaïque » propre aux jeux textuels apparus pendant les années 1970. En effet, on observe une conservation des enjeux graphiques mis en place il y a presque 40 ans : on pourrait penser que c’est l’un des seuls milieux numériques où la construction visuelle n’a pas évolué avec la même rapidité que les autres. Généralement, un outil numérique se transforme dès lors qu’il acquiert un nouvel usage ou de nouvelles caractéristiques, or le jeu textuel garde une grande part de sa première identité visuelle globale.


Exemple d’une ficiton interactive hébergée sur le logiciel Gargoyle.

Cette fidélité à l’aspect premier de ce type de jeu s’explique notamment par sa popularité : initialement, les fictions interactives sont créées avec les contraintes techniques de leur époque. Les machines sont encombrantes, leur performance et limitée, et l’étendue de leurs capacités graphiques est restreinte. Pourtant, les fictions interactives se popularisent très rapidement grâce à la création des fichiers de jeu interprétés par des émulateurs, ce qui leur permettent d’être utilisées sur n’importe quelle machine (sans être limité par un système d’exploitation par exemple), et ce type de jeu se compose uniquement d’une interface textuelle. L’ensemble de ces caractéristiques explique la raison du succès des fictions interactives, mais également leur disparition rapide. Dès que les performances techniques des ordinateurs ont progressé et que l’on a pu envisager autre chose que du texte, les créateurs de contenus ont de plus en plus travaillé sur l’intégration des images, du son, de l’image animée jusqu’à arriver à des jeux vidéo en trois dimensions comme Doom (id Software, 1993). La recherche du progrès technique a conduit à délaisser la fiction interactive, qui ne devient plus viable commercialement à la fin des années 1980.
Depuis, les fictions interactives créées sont principalement l’œuvre de hobbyistes qui publient des centaines de fictions interactives gratuitement sur internet. La plupart des jeux sont composés sur Inform, ce qui banalise l’aspect archaïque du jeu textuel conservé par ce langage de programmation. La plupart des jeux que l’on peut trouver sur Internet sont majoritairement un travail de texte et de narration, et peu de designers se sont penchés sur une adaptation contemporaine qui utiliserait les enjeux techniques actuels dans la fabrication de ces jeux. De plus, la nostalgie est forte dans la communauté de joueurs de fictions interactives, souvent nés pendant son âge d’or et qui peuvent ainsi redécouvrir les jeux marquants de leur enfance : s’ajoute à cela la grande difficulté des énigmes des jeux textuels et l’absence d’Internet pour obtenir de l’aide d’une communauté, qui pousse les joueurs à revenir sur un jeu inachevé pendant leur jeunesse pour tenter à nouveau leur chance.
Néanmoins, certains exemples proposent des alternatives : Lifeline (3 minutes games, 2015) est une application disponible sur smartphone, tablette et montre connectée. Il s’agit de communiquer avec un astronaute, mais plus que de progresser avec du texte, il s’agit de progresser avec les notifications propre à l’outil smartphone. C’est le personnage de l’astronaute qui décide quand nous contacter, au moyen de notifications : à cet instant, nous avons la possibilité de communiquer avec lui. Lifeline est un jeu de l’attente et de prise de conscience face à notre mode de vie ultra-connecté en se basant sur des technologies et des usages techniques actuels.


Lifeline (3 minutes games, 2015)

Versu, un moteur de jeu dédié à la création de fictions interactives créé par Richard Evans et Emily Short, se penche principalement sur la gestion de l’affect, les relations entre personnages et les interactions sociales gérées par une intelligence artificielle. L’outil Twine, et plus largement la construction hypertextuelle du Web et du HTML permettent de créer des narrations interactives hypertextuelles (on ne tape donc pas des commandes, mais on clique sur des actions/liens possibles) : le type de jeu est légèrement modifié, mais la mise en place est facilitée afin de s’ouvrir à un plus grand public de créateurs d’histoires. L’avènement du jeu indépendant est également un moteur de retour des fictions interactives, qui reprennent plus ou moins le mode de présentation initial.


L’interface de composition du logiciel Twine

Concernant les livre-jeux (ou littéractions), l’archaïsme de la forme porte également une dimensions de manifeste esthétique. Nés dans les années 1960-1970, ils connaissent un fort succès dans les années 1980 et au début des années 1990 grâce à une ampleur scénaristique de plus en plus forte : par exemple, Le Sorcier de la Montagne de feu écrit par Steve Jackson et Ian Livingstone et édité chez Puffin Books totalise 400 paragraphes ; il introduit en outre, chose entièrement nouvelle, un système de règles de jeu avec des caractéristiques déterminées grâce à des dés par le joueur. Ce livre atteint des records de vente et lance la mode des livre-jeux, principalement édités chez Gallimard et Hachette en France. À la fin des années 1990 les livre-jeux se vendent de moins en moins bien, et leur édition est globalement suspendue. Entre 2000 et aujourd’hui, on retrouve des tentatives pour réactualiser le livre-jeu : certains auteurs des années glorieuses de ce genre font rééditer des éditions augmentées d’anciens succès, des bande-dessinées dont on est le héros se popularisent, des projets en ligne partagent des textes, mais surtout une communauté forte continue à chercher d’anciennes éditions et à partager leurs collections au sein de communautés.
L’usage de l’objet livre reste un enjeu majeur du livre dont vous êtes le héros : sa dimension de manipulation est un argument majeur pour les gens adepte de ce type de lecture jouée, qui gardent une attache forte au papier et au crayon, aux cartes, aux tableaux. Le livre-jeu devient alors un objet de collection (cette idée est d’autant plus renforcée si l’édition du livre est ancienne, remontant à l’époque prospère du livre-jeu), que le joueur a augmenté de ses propres documents de progression : il possède alors une valeur beaucoup plus intimiste puisque le joueur s’est physiquement impliqué dans l’élaboration de son aventure. Plus qu’un usage et une forme « archaïques », l’usage du livre dont vous êtes le héros est une quête de la tradition du livre joué.


La Pierre de la Sagesse, Loup Solitaire n°6, Joe Dever


Exemple d’une feuille d’aventure disponible au début de chaque ouvrage, à compléter par l’aventurier

II L’intervention du designer : au delà de l’image, le travail du texte

La mission du designer graphique, par sa nature de médiateur, désigne un travail sur l’intelligibilité du rapport texte/image. En effet, il n’est pas seulement question de création d’image : le texte est un langage universel que le designer ne peut se contenter de mettre de côté pour favoriser la conception de visuels ; il est nécessaire qu’il façonne la matière textuelle pour la formaliser selon ses objectifs graphiques et créer de fait une entité globale de design.

1 Le travail technique du designer : au delà du travail de création d’images du graphiste

Emmanuel Souchier1 présente les entités textuelles selon deux composants majeurs : le « texte premier » et le « texte second ». Le « texte premier » est le texte dans sa fonction principale, son écriture et son sens. Le « texte second » correspond à sa dimension visuelle, à savoir la typographie, la forme ou encore sa disposition sur un support : le « texte second » donne à lire le « texte premier ». Le « texte second », c’est l’image du texte en ce qu’il est caractéristique des rapports de pouvoir entre l’image et le texte. Le « texte premier » et le « texte second » sont deux langages distincts et complémentaires qui n’ont d’existence possible qu’à travers l’existence de l’autre. Il y a donc toujours deux textes qui évoluent conjointement : le designer graphique a alors pour mission d’intervenir sur ces deux entités pour que chacune se rende service le plus efficacement possible.

En travaillant le texte comme il travaille une image, le designer peut convoquer une poétique de l’image du texte, car il est vu aussi bien que lu. Il n’est finalement pas de texte qui, pour advenir aux yeux du lecteur, puisse se départir de son engagement graphique. Mais prendre en compte la dimension graphique, visuelle de l’écriture, et plus généralement de l’information écrite, implique un autre regard, une attention autre que celle dévolue d’ordinaire au texte. Emmanuel Souchier explique qu’alors, le texte rend le lecteur « attentif » car il présente une « résistance physique, matérielle, une présence sociale et idéologique ». Le texte se couvre d’une « couche » graphique qui implique une lecture supplémentaire à effectuer de la part du lecteur, au-delà de la première lecture analytique : plus qu’une simple illustration, le designer donne à lire, comme un héritier des pratiques élaborées par les diorthôtès, ces bibliothécaires-éditeurs d’Alexandrie, qui furent les premiers intermédiaires entre l’auteur, le texte et les lecteurs.

Concrètement, on peut mettre en évidence le travail du « texte premier » et du « texte second » à travers plusieurs expériences littéraires : Guillaume Apollinaire, Stéphane Mallarmé, ou encore Francesco Colonna dans Le Songe de Poliphile. Dans Le Songe de Poliphile notamment, le texte est travaillé selon une esthétique porteuse de sens particulièrement mise en évidence sur certains passages : ainsi, lorsque Poliphile arrive face à la pyramide, il la qualifie de « bien proportionnée à tout le reste de la structure ».

Pour illustrer cet énoncé, qui pourrait se contenter d’une mise en page classique de l’écriture, l’auteur lui a préféré une mise en page typographique qui correspond parfaitement à l’illustration de la page suivante, représentant ledit édifice : le texte se compose en pyramide, ligne après ligne, brique après brique, qui traduit le regard que porte Poliphile sur la structure. Ainsi, le travail de la forme du texte fait correspondre le regard de Poliphile sur la pyramide et celle du lecteur sur le texte, les faisant tout deux observer dans la même direction.


Le Songe de Poliphile, Francesco Colonna, Éditions Imprimerie Nationale, 2008 (traduction par Jean Martin), p.28

2 Les enjeux actuels de l’édition à l’écran : le danger de la mimèsis vis-à-vis du papier.

Depuis que l’on applique le travail d’écriture et de lecture sur les supports numériques, de nombreuses interprétations de la façon de représenter le texte ont vu le jour. Comme on le constate dans l’application IBooks disponible sur l’Ipad, certains designers font la promotion d’un mode de lecture calqué sur la lecture d’un livre imprimé : format, animation des pages, pagination, bibliothèque en bois, etc. Pourtant, lorsque le mode de lecture du volumen a connu une réinterprétation inattendue dans le mode de déroulé propre à la lecture sur les écrans (associés aux ordinateurs) à partir de 1960, nous avons redécouvert un mode de lecture vertical ou horizontal, et l’apparition des hyperliens compense la linéarité native du format d’origine : pourquoi devrions-nous calquer la lecture numérique sur la façon de lire un ouvrage imprimé et relié, alors que leurs caractéristiques diffèrent de façon évidente ?


Interface de l'application Ibooks

Le texte indissociable de son support

La lecture à l’écran renouvelle l’expérience que l’utilisateur pouvait vivre à travers le média imprimé : ainsi c’est sous la pression de la poussée technologique que l’on redécouvre que le texte est indissociable de son support. Annick Lantenois, dans son introduction à Lire à l’écran, présente la lecture à l’écran selon une évolution des conditions de déchiffrage qui sont dorénavant déterminés par le dispositif matériel. Si les technologies numériques mettent à disposition des technologies d’écritures, elles génèrent logiquement des technologies de lectures : ces conditions exigent ce qu’elle appelle des « savoir-comprendre », qui regroupent le « savoir-lire » et le « savoir-voir ».
Yannick James complète cette idée selon laquelle le langage de programmation informatique est la clé d’accès au contenu, mais elle met également en jeu les conditions de lecture et d’écriture : il parle alors de « design en attente de sa mise en action ».

Le désengagement des designers graphiques dans les médias numériques

Ce «  savoir-lire  » et ce « savoir-voir » sont, d’après Annick Lantenois, trop souvent délégués aux ingénieurs alors que ces questions sont au cœur de la réflexion de design graphique, et on ne trouve que trop peu de réflexions consacrées à la contribution du design graphique sur ces technologies essentielles polymorphes et mouvantes, qu’oppose Chrisitian Vandendorpe, professeur de l’Université d’Ottawa spécialisé dans les théories de la lecture et la didactique de l’écrit, à la « prison de papier » qu’est le livre imprimé. Pourtant, la réunion des compétences des ingénieurs et des designers graphiques n’est pas inédite, elle est même inhérente à l’histoire des designs : il est impossible de concevoir ou d’analyser le texte sans que soient pris en compte les éléments matériels de son inscription, qui déterminent les conditions de son déchiffrage, néanmoins elle explique le désengagement des designers graphiques dans les médias numériques « au profit d’une conception du design graphique axée sur la production artisanale de livres pour cibler un marché de biens matériels luxueux en pleine expansion. » C’est cette persistance de la différentiations entre ce qu’elle nomme « écriture en général » et « belles-lettres » par les graphistes qui provoque la stagnation voire l’effondrement de la littérature électronique, alors que cette question devient obsolète depuis que les lecteurs s’approprient l’écriture et sa diffusion sur Internet.

Reconfigurer les pratiques de la lecture à l’écran

Le numérique n’est pas un territoire, un milieu fermé, mais une extension du monde concret : il est nécessaire de penser leur coexistence à travers un profond mouvement de reconfiguration des pratiques, des apprentissages, de l’économie, des modes de production des savoirs et des divers champs de la création. Le designer graphique doit contribuer au traitement, à l’organisation des contenus, à leurs conditions d’accès et d’appropriation : il agit sur la structure et le processus et pas seulement en surface. L’écran est un support différent du livre ou du papier, avec son comportement et ses usages propres : Ian H. Witten (professeur à l’Université de Waikato en Nouvelle Zélande, spécialisé en informatique) présente en 2004 le projet Realistic books: A bizarre homage to an obsolete medium?, basé sur la volonté graphique de vouloir calquer le comportement du texte sur une feuille de papier sur un écran composé de pixels, par exemple en mimant le comportement physique d’une feuille de papier. Selon lui, le designer de livres électroniques doit porter l’essentiel de son attention sur l’aspect des pages et le ressenti du lecteur : il promeut le fait de « symboliquement saisir le coin d’une page, et la tourner ». Les pages ont une apparences en trois dimensions, l’épaisseur des pages déjà lues ou des pages à lire est perceptible, ce qui rend ainsi la simulation de lecture « incontestable » et l’utilisateur est vite absorbé dans sa lecture et tourne les pages sans y réfléchir, tant l’apparence du document est « réaliste ».

Par « document réaliste », Ian H. Witten parle de la représentation dynamique d’un document physique qui imite son aspect formel initial, tangible, grâce à des techniques de graphisme interactif permettant un rendu visuel sur un écran bidimensionnel, en utilisant un pointeur bidimensionnel : il avance l’hypothèse que ces moyens peuvent grandement améliorer l’expérience du lecteur comparée à une mise en page numérique plus conventionnelle de défilement (scroll) ou de page « à plat ». Selon son principe, on peut qualifier les caractéristiques de cette visualisation du terme anglais « life-like » (« comme en vrai »), le livre électronique semble être « un livre normal », qui n’est pas ennuyant et interactif.
Pourtant, cette analyse (déjà datée d’une douzaine d’années) est aujourd’hui largement contestable : l’intérêt du code est la réversibilité du dispositif Internet. Internet permet d’accéder simultanément à une espace de lecture et un espace d’écriture (défini par le terme anglais « litteracy », qu’Emmanuël Souchier appelle « lettrure »). Cette caractéristique apparaît à travers la structure les blogs, ou la pratique de commentaires sur les sites internet : on peut être autant lecteur que producteur de contenu (wikipedia, par exemple), de la même façon que les gloses dans les manuscrits du Moyen-Âge (ensemble de commentaires linguistiques ajoutés dans les marges ou entre les lignes d’un texte ou d’un livre autour du texte principal et entre les lignes par différents lecteurs-commentateurs).


Bible latine avec la glose ordinaire : Actes des apôtres, Épîtres canoniques et Apocalypse

Cette caractéristique à elle seule permet de rendre le principe de Ian H. Witten obsolète : copier les caractéristiques du livre imprimé en laissant de côté les particularités de l’outil numérique n’est, comme le présente Anthony Masure (enseignant chercheur en design), qu’une façon de « [faire persister une forme] à l’état de fantôme dans une autre enveloppe » (iPad et Mimesis, juin 2010). Il traite, dans Ipad et Mimesis, de l’utilisation des « magic shelves », qui reproduisent des étagères en bois et des rayonnages dans l’application IBooks de l’Ipad (par exemple) : il explique que ce choix visuel rassure l’utilisateur face à des données numériques, et lui permettant de refléter « l’habitude rassurante du quotidien ».

Les livres se comportent selon le même principe, les doubles pages sont marquées par le pli en ombre portée, l’utilisateur peut effeuiller des pages, feuilleter... C’est à ce moment que l’ont peut constater que le fait de mimer l’apparence archétypale du livre imprimé entraîne une « régressions dans les usages » : le livre numérique/numérisé est figé sous verre, on ne peut pas vraiment agir comme sur un livre tangible puisqu’il est impossible de surligner ou de déchirer, par exemple. Anthony Masure le qualifie de « témoignage [...] parcellaire », puisque c’est une tentative de reproduire les enjeux de l’imprimerie avec des concessions techniques.

Il est nécessaire de ne pas laisser de côté des éléments essentiels caractéristiques du numérique, comme l’hypertexte qui permet de lire autrement. En effet, la contextualité de la lecture est bouleversée dans le cas de l’hypertexte : la présence des hyperliens conduit à sauter d’un texte à un autre, à tenter de se réintroduire dans des contextes différents, à abandonner toute référence à la linéarité, mais aussi à la construction progressive d’une cohérence en faisant des associations d’idées, que Christian Vandendorpe explique comme le fait de « “faire tâche d’huile” plutôt que de “creuser” » dans Du papyrus à l’hypertexte : essai sur les mutations du texte et de la lecture.

Il est alors intéressant de se demander si cet abandon de la linéarité est bénéfique ou dangereuse. L’auteur décompose les questions : quel type de lecture induit l’hypertexte ? Quelle écriture suppose-t-il ? Quels sont les obstacles actuels à une meilleure utilisation de l’hypertexte ? Sur la question de la lecture, l’auteur s’interroge sur la frénésie du zapping, favorisée par l’hypertexte. Pascal émettait le constat qu’il vaut mieux connaître un peu de tout, plutôt que tout sur un peu, et cette forme de lecture répond bien à cette problématique.


Schéma du fonctionnement de l’hypertexte : l’interconnexion des médias et des supports.

Dans les faits, elle peut être l’outil d’une fébrilité contre l’ennui plutôt que la construction d’un véritable savoir. Recréer un contexte à partir de fragments non-linéaires est difficile, et la rédaction de l’hypertexte l’est tout autant : cette méthode est encore à la recherche de sa propre syntaxe. Christian Vandendorpe propose de résoudre une partie de ces problématiques en signalant visuellement la nature des hypertextes, en fonction des données auxquelles ils aboutissent (définition, texte complémentaire, note, autre texte, etc.), afin d’aider le lecteur à construire ses itinéraires de lecture.

III La rencontre entre écran et papier dans les jeux narratifs

Interroger les différentes caractéristiques de l’écriture et de la lecture sur des supports imprimés ou numériques est un moyen d’accéder à une approche plus approfondie de la question de l’utilisation du texte dans le jeu. Plutôt que se distancier, le designer peut faire cohabiter ces deux supports de manière à renouveler leur relation et dépasser les différences de conception ou d’appréhension par le lecteur, dans un même souci d’efficacité de l’interactivité.

1 Utiliser pleinement les caractéristiques numériques et imprimées : le rôle du designer dans le croisement des supports

Plutôt que de défendre telle ou telle caractéristique propre à l’un des deux supports que l’autre ne peut offrir et de les opposer comme Umberto Eco opposait les systèmes Mac et Windows en 1994 dans une colonne de l’Espresso en leur attribuant des caractéristiques des fois Catholiques et Protestantes1, le rôle du designer est alors de proposer des solutions multiplateformes afin de produire un contenu qui s’auto-complète suivant le milieu dans lequel il est utilisé. Dès l’apparition des fictions interactives le joueur a du, bien que jouant sur son ordinateur, se munir d’une feuille et d’un crayon afin de tracer sa progression, prendre des notes, dessiner une cartes ou se créer des repères. Ainsi, il n’est pas question d’opposer deux manière de progresser, mais plutôt d’utiliser un support lorsque le second limite ses potentialités.


Extrait de carte créée par un joueur pour le livre Les Démons des Profondeurs, J. Storm

Il faut bien faire la distinction entre l’écran et l’imprimé : le Web (média écran) est un média non paginé contrairement au média d’impression sur papier. Le média écran a ses propres règles : un écran peut avoir différentes largeurs, orientations, notamment sur les mobiles, et surtout les concepts de « page » et de « fin de page » n’existent pas. Il n’y a pas de notion de « hauteur de page », et la restitution d’un contenu Web sur écran supporte peu ou mal les valeurs de tailles et mesures utilisées dans l’imprimerie (points, centimètres, etc.).
C’est dans cette optique que l’on découvre sur le Web des contenus non pas numérisés, mais pleinement numériques et destinés à la consultation sur écran et paramétrés pour être imprimés. Frank Adebiaye (typographie et pratique pluridisciplinaire des outils numériques) exploite ces enjeux consultables sur son site forthcome1, à travers des mises en page de contenu programmées pour être lues à l’écran et imprimables directement par le navigateur. Ce type d’expérimentation met en lumière les possibilités offertes par la programmation et confirme la nécessité pour le designer de porter un regard technique sur son travail et de posséder des compétences de programmation pour remplir efficacement sa mission de médiateur entre le contenu et le lecteur. Depuis l’apparition de la technologie CSS2, ces feuilles de style appliquées à la gestion de la présentation d’une page web sont paramétrables afin de mettre en place des typologies propres à l’impression en masquant des éléments Web qui ne sont pas nécessaires : choix du format de la page imprimée, marges, calcul métrique à la place des pourcentages et des pixels, suppression des menus de navigation, des formulaires et des éléments d’interaction avec le site, réduction du nombre d’images afin d’utiliser moins d’encre, etc.

2 Interactivité : le rôle du lecteur dans le croisement des supports

On préférera trouver une autre expression dans le cas du jeu textuel que le terme générique d’interactivité : il s’agit plutôt d’une prise de conscience par le joueur de son propre parcours à travers le texte grâce à des outils qui lui sont offerts, comme les choix multiples à la fin de chaque paragraphe ou la possibilité de créer du contenu autour de l’œuvre-jeu. Au-delà de l’interaction à laquelle on pourrait penser au premier abord et qui évoque principalement les échanges homme-machine, le jeu textuel est avant tout une façon de penser le parcours de la lecture.

On peut trouver ce type de caractéristiques dans d’autres ouvrages que les jeux textuels. Par exemple, Le Songe de Poliphile emmène le héros Poliphile à travers de multiples scènes : des jardins, des architectures, des labyrinthes, des forêts, que le personnage traverse l’un après l’autre jusqu’à retrouver sa bien-aimée Polia. Bien que l’œuvre ne propose pas à proprement dit d’interaction entre le lecteur et l’œuvre, elle propose néanmoins un cheminement, ce qui est l’une des typologies principales du jeu textuel : il s’agit d’arpenter une narration où se succèdent les étapes et les descriptions, jusqu’à découvrir une situation finale. Plus importants que les choix effectués par le joueur lorsqu’il joue à Adventure, ce sont les étapes et le parcours narratif qui permettent au jeu d’être efficace : plus le scénario est cohérent et les choix proposés pertinents, plus le joueur pourra être investi dans sa lecture et se rendre compte du chemin qu’il traverse et des différences entre une lecture traditionnelle et une lecture non-linéaire. C’est en arpentant ce type d’espace narratif que le lecteur peut s’imaginer « tricher », être curieux d’un extrait sur la même page que le paragraphe qu’il est en train de lire et qu’il n’est pas « censé » lire à ce moment de la narration, revenir en arrière et effacer les conséquences de son action précédente ou encore faire l’expérience d’une lecture linéaire dans un ouvrage qui n’est pas construit selon ce modèle.

Toutes ces possibilités, qui sont à portée de main dans une narration non-linéaire, ne sont pas si évidentes lors de la lecture d’un texte linéaire : l’habitude de lecture est telle que le lecteur s’imagine moins facilement briser cette convention élémentaire. Dans une narration à choix multiples le lecteur est plongé dans un milieu qui n’est pas sa zone de confort, et est plus susceptible de vouloir découvrir les règles de ce mode d’écriture et de lecture mais également ses impasses, ses aspérités et les détournements possibles. Ainsi, le rôle du designer de mettre en évidence l’usage de l’utilisateur peut être permis par cette manière de construire le texte : plutôt que d’écrire de façon linéaire sur la façon de parcourir le texte et l’importance pour le lecteur de comprendre de quelle façon il se saisit le texte (en travaillant sur le fond de son propos), le designer peut proposer un outil pour permettre au lecteur de comprendre par lui-même ces enjeux (en travaillant sur la forme de son propos).
L’ensemble de ces caractéristiques mène nécessairement le lecteur a s’interroger sur ses habitudes de lecture, sa façon de spatialiser la narration et sa propre place au sein de celle-ci : qu’il s’agisse de fiction interactive numérique ou de livre dont vous êtes le héros, le lecteur évolue dans un espace différent défini par l’œuvre. Le fait que l’œuvre impose un cheminement tortueux et peu naturel en comparaison des lectures linéaires, implique le fait que le lecteur soit plus enclin à produire son propre contenu additionnel afin de créer ses propres outils de repère (spatiaux principalement) : c’est notamment à ce moment-là qu’un transfert entre numérique et support papier peut s’opérer, par exemple lorsque le joueur dessine une carte tout en jouant à une fiction interactive numérique.

3 Conclusion

En définitive, tous les acteurs du jeu textuel peuvent explorer, à travers le texte joué, les caractéristiques complémentaires ou simplement différentes de l’imprimé et de l’écran : le designer en proposant des choix techniques et graphiques mêlant les deux supports, et le lecteur en augmentant sa lecture avec des éléments de nature différente.
Il est cependant possible d’approfondir les possibilités d’échanges entre les milieux techniques, outre les supports papier et numérique : le designer, au-delà d’une utilisation (ou du moins d’une réflexion) conjointe du support numérique et du support imprimé, pourrait grâce aux technologies actuellement développées envisager une extension supplémentaire du milieu dans lequel progresse le joueur/lecteur. Par exemple, le projet proposé par Storycode Provence et Tlabmars « Joliette Connexion » est une expérimentation d’une narration interactive au sein d’un espace urbain : plus qu’une utilisation privée du jeu « chez soi », le joueur est invité à évoluer à travers son quartier de résidence pour y découvrir une trame narrative qui nécessite son implication et sa propre spatialisation dans l’espace (ce qui est une caractéristique différente de ce qui a été développé précédemment). Il est envisageable, dans un projet de cette ampleur spatiale, d’utiliser des technologies telles que la réalité augmentée, la vidéo immersive interactive (type Oculus Rift), la géolocalisation ou plus simplement le contact direct entre des personnes afin de faire évoluer le jeu narratif.

Pour conclure

Les jeux textuels, qu’il s’agisse de livres dont vous êtes le héros ou de fictions interactives numériques, sont des supports de jeu majeurs lors de la popularisation de l’ordinateur pendant les années 1970 et 1980. Bien que leur situation commerciale depuis la fin des années 1990 les aient marginalisés pour ne devenir qu’une culture du jeu mineure dans le paysage ludique et vidéoludique actuel, il est intéressant de constater que des communautés d’amateurs, principalement composées de joueurs, font toujours survivre les jeux textuels de façon passionnée. Le rôle du designer graphique étant de créer des ponts entre les pratiques et les usagers et de tenir un rôle de médiateur, il est intéressant de se pencher sur une façon de promouvoir le jeu textuel afin de le proposer à un nouveau public plus jeune et non-initié : en effet, au-delà d’un travail de l’image évident, le designer graphique puise dans les ressources textuelles afin de modéliser des projets de design, en travaillant notamment sur le rapport texte-image, la transformation du texte en jeu visuel, ainsi qu’en s’appropriant des compétences techniques nécessaires pour envisager toutes les solutions possibles de façon autonome.

Ainsi, il en découle une nécessité pour le designer de s’immiscer dans des pratiques techniques qui lui sont étrangères, comme la programmation, afin de développer sa propre pratique de design. Il s’agit d’un moyen efficace de réfléchir à la complémentarité des supports, comme l’imprimé et l’écran, voire des expériences d’ampleur spatiales plus exploitées comme l’exploitation d’un espace.
Il est évident que le designer peut trouver sa place et investir un rôle au sein de ces pratiques ludiques, et apporter tout son savoir et ses connaissances au service d’une réhabilitation actuelle du texte joué et des interfaces de jeu.

Livret II.

ATC : Le Songe de Poliphile

Lorsque Francesco Colonna écrit Le Songe de Poliphile pendant la Renaissance italienne (en 1499 à Venise), il s’agit pour lui de proposer une réinterprétation des écritures antiques. Il met en scène la reconstitution architecturale de l’antique et l’histoire de la quête initiatique de l’amour, tout en proposant un double-lecture grâce à un traitement du texte et des images porteur de sens.

Le texte image

Tout livre illustré propose d’une part un texte écrit, ainsi qu’une iconographie. Il existe une hiérarchie entre ces deux médias : jusqu’à la fin du XVème siècle il est rare que l’iconographie domine, c’est principalement le texte qui est mis en avant. Pourtant, le Songe de Poliphile bouleverse ce principe de hiérarchie. Tantôt l’œuvre met en place une interdépendance des deux entités, tantôt elle inverse leurs rôles respectifs : ce qui doit être transmis par le texte l’est par l’image, et vice-versa. Par exemple, l’utilisation de hiéroglyphes fait face aux caligrammes : lorsque le hiéroglyphe se base sur un dessin qui se substitue au mot, le calligramme quant à lui utilise des mots écrits qui se substituent à la ligne, à la surface, au contour du dessin.
L’œuvre de Francesco Colonna est composée dès le début comme une œuvre mixte, et non comme un texte que l’on vient illustrer.

Dans le Songe de Poliphile, on peut faire plusieurs observations sur la forme visuelle de l’ensemble textuel et d’images : sur certaines pages ou doubles-pages, on trouve plusieurs occurrences où la justification du texte répond aux grandes lignes des illustrations, souvent en forme de calice ou de sablier.


Le Songe de Poliphile, Francesco Colonna, Éditions Imprimerie Nationale, 2008 (traduction par Jean Martin), p.28

Une page contenant une illustration de pyramide (p.28) surmontée d’un obélisque fait directement suite à une page de texte visuellement organisée selon la forme pyramidale. De plus, la narration elle-même fait écho à cette architecture : elle décrit précisément la taille du monument, son agencement et les efforts nécessaires à la construire. De cette façon, l’image du texte et le contenu narratif du texte présentent les caractéristiques architecturales du monument énoncé afin de permettre une lecture à trois entrées pour appréhender l’objet. Plus qu’une façon de convertir le texte en image, il s’agit de permettre au héros de livrer ses pensées sur ce qu’il voit mais également au lecteur de découvrir l’entité présentée : lecteur et personnage regardent dans la même direction, le même objet, décrit sous toutes ses formes (décrit, illustré et formalisé).

Ce type d’utilisation du texte en tant qu’image rappelle les travaux de Stéphane Mallarmé, notamment dans son poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Après la mort de Victor Hugo en 1885, l’utilisation du vers libre est revendiquée, la page n’est plus un simple support mais un espace de création à investir. Annonciateur des mouvements dada et surréaliste, Mallarmé propose un poème typographique où le traitement du texte est un composant du poème ayant autant d’importance que le contenu. La relation entre la langue et la forme imprimée invite le lecteur à appréhender une sonorité de l’espace écrit et à le considérer comme une extension du texte linéaire auquel nous sommes conventionnellement confrontés. Ainsi, ce sont des problématiques semblables que l’on rencontre dans Le Songe de Poliphile, qui nous invite à repenser notre façon de lire et d’appréhender le texte.


Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1914.

Lecture architecturale

Le songe de Poliphile est souvent classé comme une référence parmi les traités d’architecture. Si certains semblent ne pas oublier que le Poliphile est une narration romanesque, la plupart des lecteurs cependant y cherchera des modèles d’architecture ou d’art des jardins. Certaines traduction de l’œubre feront glisser le texte vers l’alchimie, ou le ramèneront dans le thème du songe, mais la lecture « architecturale » reste celle qui a le plus marqué l’histoire du texte.

Parti-pris narratif

Au livre I, le roman se passe de la narration, la remplaçant par de longs passages descriptifs qui détaillent la structure des édifices et des jardins, le décor des palais, ou les costumes et parures des protagonistes. Il ne s’agit pas seulement, donc, de raconter une histoire, mais d’inventer un monde, conçu sur le modèle d’une Antiquité idéale ou rêvée, source de toute vérité et beauté. Ce choix d’une narration peu romancée, composées presque uniquement de descriptions, rappelle le genre d’écriture des livres dont vous êtes le héros et des fictions interactives numériques. Pour le support imprimé, il est souvent question de description de scènes : c’est le joueur qui fait avancer la narration et agir son personnage entre chaque paragraphe. Entre chaque paragraphe il existe un temps de narration qui n’est jamais écrit et que le joueur doit constituer : ce sont ces extraits qui rendent l’histoire interactive, puisque c’est dans ces temps d’écriture « libre » que le joueur pourra modifier le court de l’histoire et recommencer le livre plusieurs fois sans passer par le même chemin.

Dans les fictions interactives numérique, il s’agit de la même typologie d’action : le joueur entre des commandes manuellement pour diriger l’histoire, souvent après une description plus ou moins détaillée de l’endroit où il se trouve. C’est dans ces descriptions que le joueur peut se figurer l’espace et spatialiser son personnage, ce qui l’amène à faire des choix. La description oriente le joueur dans ses choix, puisqu’elle est le seul repère qu’il possède et qui lui permet de visualiser l’histoire qu’il est en train de vivre. Tout les choix faits par le joueur sont des conséquences de ce qu’il constate et observe autour de lui : parfois toute la description n’est pas accessible au premier abord, et le joueur doit observer un point particulier de la scène pour pouvoir se saisir de l’ensemble des choix qui s’offrent à lui.


Le Songe de Poliphile, Francesco Colonna, Éditions Imprimerie Nationale, 2008 (traduction par Jean Martin), p.98

Livret III.

Fiche de lecture

CONTEXTUALISATION

L'œuvre

The Craft of Adventure est un essai théorique d’une trentaine de pages publié en 1995 concernant les fictions interactives, consultable en ligne.
http://ifarchive.jmac.org/if-archive/info/Craft.Of.Adventure.pdf
Le texte étant intégralement en anglais, cette fiche de lecture s’attache à proposer une analyse dépendante de mon interprétation de l’anglais, et certains termes manqueront probablement de rigueur de traduction. Il s’agit de proposer une version la plus complète possible afin de donner accès aux francophones à cette documentation essentielle dans le paysage des fictions interactives.

L'auteur

Graham A. Nelson, né en 1968, est un mathématicien anglais, poète et inventeur du langage de programmation Inform en 1993, un langage optimisé pour la création de fictions interactives.
Il a aussi composé de nombreuses fictions interactives telles que Curses (1993) et Jigsaw (1995) qui ont entre autre servit de terrain d’expérimentations du langage Inform (par exemple pour étendre les possibilités de reconnaissances de verbes qu’Inform peut reconnaître et interpréter).

Nelson est l’auteur de l’Inform Designer’s Manual, qui inclue l’un des premiers essais concernant les théories appliquées à la fiction interactive, « The Craft of Adventure ». Il est l’un des quelques individus (au même titre qu’Andrew Plotkin, né en 1970, qui est également un écrivain et programmeur pilier de cette culture) reconnus pour leur esprit créatif et techniques qui ont contribué au développement et à l’expansion des fictions interactives.

Le langage Inform

(cf. dispositif technique)

Le langage Inform, créé en 1993, est un langage optimisé pour la création de fictions interactives : il est composé d’un compilateur qui génère des fichiers lisibles sur des machines virtuelles (illusion d’un appareil informatique créée par un logiciel d’émulation) et de librairies qui aident à la modélisation d’aventures textuelles.
Ce langage est avant-tout un langage en anglais, mais il est possible de créer des aventures textuelles en français grâce aux traductions de certaines librairies du système.
La dernière version de ce langage, Inform 7, est un programme complet tournant sur MacOSX, Linux et Windows et utilise une syntaxe en langue naturelle, sous forme de règles déclaratives, permettant à un auteur d’écrire avec plus de liberté.

Mots-clés

fiction interactive / narration interactive / IF (interactive fiction) / machine / parseur / émulateur / interpréteur / narration / puzzle / ordinateur / programmation / aventures textuelles / adventure games / choix / role-play / mythologie / cartographie / joueur / auteur / concepteur

Définitions nécessaires à la compréhension de la fiche de lecture ou pour appréhender l'ensemble de la dimension culturelle du sujet traité

Parseur
Un parseur est un logiciel qui permet à l’ordinateur de comprendre une donnée insérée par un utilisateur, que l’on appelle communément un analyseur syntaxique.
Par exemple, si le joueur demande de « ramasser pierre », le parseur l’interprète comme le fait de ramasser un caillou textuel ; plus le parseur est récent, plus il comprend de vocabulaire. Ainsi, si le joueur demande à « ouvrir le placard », puis à « mettre le sceau dedans », le parseur sera capable de comprendre que la mention « dedans » désigne implicitement le placard.

Interpréteur
Les fictions interactives ne sont pas des jeux vidéo communs, car ils ne sont pas compilés pour une machine en particulier (comme un jeu Playstation par exemple) mais sont compilés sous un format z-machine : pour chaque machine il faut un émulateur, un « interpréteur » pour lire le fichier sur chaque ordinateur. Cette condition n’a pas été une contrainte pour le développement des fictions interactives, puisque cela a en permis une très grande popularisation en permettant aux jeux d’être utilisés sur tout les supports.

Puzzle
Un puzzle, dans un jeu vidéo, est une énigme : avoir une clé pour ouvrir une porte ou parler à quelqu’un pour avoir quelque chose sont des puzzles. On peut parler de typologies de puzzles, qui sont particulièrement importantes et travaillées dans les fictions interactives.

XYZZY Awards
Les XYZZY Awards sont l’un des plus important événement de récompenses pour des fictions interactives, depuis 1996. Le choix des lauréats se déroule selon deux temps : la communauté des fictions interactives nominent des travaux selon différentes catégories, puis votent pour les différents travaux jusqu’à ce que les jeux ayant reçu le plus de votes reçoivent leur prix lors d’une cérémonie en ligne.
Le nom « xyzzy » provient du très populaire jeu Adventure, dans lequel le mot servait à se téléporter : il est depuis considéré comme le « mot magique » utilisé en hommage dans deux très nombreux jeux.
Différentes catégories récompensées : Meilleur Jeu, Meilleure Implémentation, Meilleur Puzzle Individuel, Meilleure Histoire, Meilleur Développement Technologique, Meilleure Écriture, etc.

ANALYSE

The Craft of Adventures est composé d’une trentaine de pages, structuré selon six chapitres linéaires. L’ensemble de ces chapitres traite des codes que l’auteur définit comme propices à la création d’une fiction interactive efficace selon deux enjeux majeurs : la narration et la programmation, toujours composés en fonction du joueur et de son expérience de jeu.

Structure

1 Introduction
2 In The Beginning
3 Bill of Player’s Rights
4 A Narrative...
5 ...At War With a Crossword
6 Varnish and Veneer

1 Introduction

Graham A. Nelson établie dans son introduction l’identité de la narration interactive : il est impossible de dissocier la narration et la programmation, qu’ils qualifient d’art et de fabrication ( « both an art and a craft » ).
La plupart des créateurs de narrations interactive travaillent effectivement sur les deux plans, souvent auteurs, ou poètes, et programmeurs : Nelson les qualifie de « schizophrènes », à l’opposé des écrivains d’œuvres plus conventionnelles. Ils doivent s’investir de façon complètement différente dans la gestion du lecteur/joueur et de son expérience : il doit gérer le niveau de difficulté, l’importance des choix à opérer par le joueur, tout en proposant une narration convaincante afin de conserver de l’intérêt littéraire et éviter l’ennui chez le joueur. Il agit en tant qu’auteur sur une histoire bien pensée et efficace, en tant que designer sur la mécanique du jeu et la gestion de l’intérêt du joueur, et enfin en tant que programmeur pour la mise en place technique.

La structure d’une narration interactive se décompose d’une vision globale - intrigue, structure, genre - et locale - puzzles, pièces (rooms) et l’ordre des actions à effectuer pour avancer.

Nelson introduit d’autres caractéristiques en expliquant la genèse d’une des premières narrations interactives devenue une référence générale : le jeu Colossal Cave, publié en 1975, tire son histoire de l’expérience de William Crowther. À l’époque, il est programmeur chez Bolt Beranek & Newman (BBN, également en charge à ce moment de l’Advanced Research Projects Agency (ARPA) et du réseau ARPAnet, à l’origine d’Internet). Outre l’informatique, Crowther a un autre centre d’intérêt : il se passionne pour la spéléologie. Il a d’ailleurs visité plusieurs grottes, en particulier dans le Kentucky où se trouvent quantités de grottes reliées entre elles par des passages, formant ainsi l’un des plus grands réseaux souterrains du monde. Il décide alors de créer un jeu (initialement développé en FORTRAN) racontant un parcours à travers ces grottes dans un univers fantastiques où l’on peut rencontrer trolls, nains et autres créatures (issues de la culture du jeu de rôle papier, comme Donjons & Dragons ou des œuvres de Tolkien) et se commandant de la manière la plus simple qu’il soit : avec des mots entiers.

Nelson traite également de l’importance du mythe dans les narrations interactives : au-delà de la création de mythes inspirée du travail de Tolkien, il explique que les jeux eux-même créent des mythes. Les jeux circulent sur toutes les machines à l’aide des interpréteurs, et leur difficulté commencent alors à faire émerger des communautés.

De nombreux jeux succèdent à Colossal Cave et s’en inspirent en réutilisant certains puzzles, des répliques ou des caractéristiques (comme par exemple Zork ou Adventureland). Leur construction commence à obéir à certains standards, comme on pourrait les retrouver dans les jeux développés par le studio britannique Level 9 : le prologue se déroule dans un paysage calme, le reste de l’histoire se déroule dans une caverne où il s’agit de récupérer des trésors et résoudre des énigmes, avant d’achever le jeu sur un « Master Game », un puzzle final.

2 In the beginning

La Mammoth Cave, située aux États-Unis dans l’état du Kentucky, a servi de prémice à la création des fictions interactives. La légende commence par l’histoire de la découverte de la grotte dans les années 1790 : un chasseur poursuivant un ours blessé se serait enfoncé dans une fosse, et aurait trouvé l’entrée très large d’une grotte. En 1812, la guerre anglo-américaine favorise une exploitation massive de la grotte pour récolter du guano, en extraire du nitrate, le transformer en salpêtre et produire de la poudre à canon. Après la guerre, le minage n’est plus viable et la mine est laissée de côté pour cet usage et est ouverte au public comme une attraction alors qu’une momie indienne couverte de talismans est découverte (elle sera surnommée Fawn Hoof). Le tourisme s’essouffle lorsque la momie est emportée par un cirque pour la montrer au public à travers le pays.

Stephen Bishop, esclave du propriétaire de la grotte, est alors guide pour les touristes. Sa bonne éducation (notamment avec de bonnes connaissances en latin et en grec), est considéré comme une sorte de « seigneur » de son royaume souterrain. Durant son temps libre, il explore et nomme les espaces qu’il découvre dans la grotte : en un an, il double la surface qui en est connue. C’est lui le premier qui propose de donner des noms peu conventionnels aux espaces : the River Styx, the Snowball Room, Little Bat Avenue, the Giant Dome. En 1842, il compose une carte complète de la grotte, essentiellment par un travail de mémoire.

Grâce à ce travail titanesque, la curiosité des gens pour les grottes de la région s’accrue : les propriétaires des terrains possédant des grottes entrent en concurrence pour attirer le plus de touristes possible en proposant des visites guidées.
En 1941, la dangerosité de ce phénomène pousse le gouvernement américain à interdire l’exploration touristique des grottes dans cette zone. Des explorateurs ont cependant continué à se rendre dans les grottes, en émettant l’hypothèse qu’elles étaient reliées entre elles par des cavités (notamment la Mammoth Cave et Flint Ridge, deux des plus grandes cavernes), malgré des difficultés posées par des éboulements et des tunnels immergés. Patricia Crowther découvre en 1972 un passage qui confirme cette hypothèse et relie les deux grottes. Il a ensuite été découvert dans des documents dessinés par Stephen Bishop qu’il avait déjà découvert ce passage. La grotte comptait alors 226 avenues, 47 domes, 23 fosses et 8 cascades ; la longueur totale est estimée entre 500 et 800 kilomètres.
Le mari de Patricia Crowther, Willie Crowther, a créé une simulation sur ordinateur programmée en FORTRAN (FORmula TRANslator : c’est un langage de programmation utilisé principalement pour le calcul scientifique) de la grotte et initie le genre des fictions interactives avec cette première expérience : Colossal Cave. Les descriptions des cavernes présentent de nombreuses similitudes avec la Mammoth Cave explorée par sa femme. Il introduit dans le vocabulaire de sa simulation des termes faisant directement références à l’exploration des grottes (« domes », « crawls », etc.). Il appelle « room » dans son programme tous les espaces à explorer : ce terme est typique de la spéléologie aux États-Unis (contrairement au Royaume-Unis par exemple).
Lors de l’élaboration de sa simulation, il fait appel à Don Woods, un de ses collègues d’une entreprise d’informatique du Massachussets. Il remplit les grottes d’éléments fictifs, d’objets magiques et de puzzles, inspirés des jeux de rôle, eux-même inspirés de la culture de J.R.R Tolkien dans Le Hobbit ou par exemple lorsqu’il écrit Le Seigneur des Annaux et présente les montagnes de la Moria. En 1977, le jeu est largement diffusé, notamment grâce au groupe DECUS, un groupe d’utilisateurs qui favorisent les échanges d’informations liées à l’informatique créé par le constructeur d’ordinateurs américain Digital Equipment Corporation (DEC) en 1961.

De ce jeu, de nombreuses imitations, variantes et traditions ont découlé. Il n’y a pas eu de suite à porprement parler, mais différentes écoles ce sont formées, explorant chacune des aspects particuliers. Zork et Adventureland ont par exemple réutilisé des éléments de Colossal Cave comme l’ours, le dragon, le troll, le volcan, le labyrinthe, la lampe avec des piles qui s’épuisent, etc. Acheton, l’un des premiers jeux de qualité britannique, ajoutait des canyons secrets, de l’eau, la maison d’un mage.
L’ensemble de ces jeux se construit sur une forme commune : le prologue se déroule dans un monde paisible à l’air libre, le corps central du jeu consiste à collecter des trésors dans une grotte, et la fin est généralement appelée « Master Game » : c’est l’épilogue le plus difficile à atteindre. Les différentes expérimentations de jeu proposent donc des identités différentes et des profondeurs de scénarios variables. Au départ de chaque jeu se créé son « monde » physique et imaginaire, sa géographie et sa mythologie. C’est la justesse de l’écriture qui ensuite permet au lecteur d’appréhender l’aventure et de définir un jeu efficace ou non.

3 Bill of player's rights

Il y a une fine frontière entre le challenge et la difficulté insurmontable : c’est un problème récurrent que l’on retrouve dans les fictions interactives. La difficulté doit pouvoir être surmontée par l’agilité ou l’esprit du joueur, sans le pénaliser gratuitement et sans justification. Le designer doit penser comme un joueur, et pas comme un auteur ou un programmeur. Il découle de cette idée un certain nombre de règles à respecter dans la création d’une fiction interactive.

1. Ne pas être tué sans avertissement
Si une pièce propose trois chemins possibles, que l’un deux mène au trésor et les deux autres à une mort instantanée, il n’est pas acceptable qu’aucun indice ne soit donné sur la voie à suivre.

2. Ne pas recevoir d’indices trop flous
De bons indices peuvent être difficiles à trouver ou très brefs, mais ils ne doivent pas avoir besoin d’être expliqués lors de l’échec du personnage.

3. Pouvoir gagner sans se servir de l’expérience obtenue lors de l’échec du personnage
Le joueur ne doit pas avoir besoin de prendre un chemin au hasard sur un champs de mines pour recommencer ensuite en gardant en mémoire la position des explosifs et les éviter. Les comportements à adopter doivent être soit raisonnablement imaginables, soit comporter un indice : le joueur ne doit pas avoir à essayer de nombreuses fois pour procéder par élimination.

4. Pouvoir gagner sans connaître les événements à venir
Par exemple, vous commencez le jeu dans un magasin. Vous disposez d’une seule pièce, et vous pouvez acheter une lampe, un tapis volant ou un périscope. Cinq minutes plus tard vous êtes transporté sans avertissement dans un sous-marin, où vous deviez utiliser le périscope. Vous vous retrouvez avec une lampe inutile, et le jeu est perdu.

5. Ne pas perdre à cause d’un événement irrévocable provoqué en amont
Le jeu ne doit pas être perdu car le joueur a transformé de manière irrévocable un élément précédent. Par exemple, si vous croisez une cloison en papier à travers laquelle vous pouvez traverser en la déchirant au début du jeu, vous ne devez pas arriver à la fin et apprendre que la cloison devait être intacte pour terminer l’aventure. Ce cas de figure se retrouve souvent dans des pièces qu’il n’est possible de visiter qu’une seule fois dans le jeu.
Un élément irrévocable doit être annoncé par un indice ou un avertissement.

6. Ne pas avoir à faire des choses improbables
Par exemple, avoir besoin de demander à un personnage quelque chose qu’il n’a aucune raison de pouvoir connaître.

7. Ne pas avoir besoin de faire des choses sources d’ennui sans raison
La patience du joueur ne doit pas être éprouvée par des puzzles qui s’éternisent sans bonne raison.

8. Ne pas avoir à taper le mot exact
Par exemple, le joueur doit pouvoir taper « regarder à l’intérieur » d’un élément mais également « chercher », avec le même résultat. « Déverrouiller » et «ouvrir» doivent également aboutir à une réponse semblable.

9. Pouvoir utiliser des synonymes de manière raisonnable
Ce n’est pas un luxe, mais un élément essentiel. Dans Sorcerer, on peut trouver un « woven wall hanging » qui peut également être appelé « tapestry » ou « curtain ». Chaque mot a en général une dizaine de synonymes rattachés.

10. Avoir une liberté d’action raisonnable
Le joueur ne doit pas avoir à suivre une série de pièces sans choix de bifurcation. Le joueur ne doit pas non plus être constamment emprisonné, avec seulement de brèves sorties plus libres, qui impliquent des répétitions d’actions qui font perdre de l’intérêt.

11. Ne pas trop dépendre de la chance
Quelques variations dues à la chance ajoutent de la complexité de façon agréable, mais des probabilités trop faibles ou trop aléatoires de réussite affaiblissent le jeu.

12. Pouvoir comprendre un problème une fois qu’il a été résolu
Certains problèmes sont résolus par hasard ou à force d’essayer. Au moment où le joueur réussit, il doit pouvoir être en mesure de comprendre la solution au problème.

13. Ne pas inclure trop d’objets sources de diversion
Il faut éviter de placer des objets inutiles dans l’aventure, et tenter de les expliquer par un moyen ou par un autre : une plante abandonnée et inutile au début du jeu peut être justifiée par la présence d’un botaniste un peu tête-en-l’air qui intervient plus tard dans l’histoire et explique qu’il l’avait perdue.

14. Avoir de bonne raisons de rendre des choses impossibles
On ne doit pas pouvoir se faire refuser de traverser une pelouse sans raison par exemple. Pourtant des limites morales sont possibles et acceptables : si le joueur se trouve dans la maison de son meilleur ami et voit un diamant posé dans une boîte, il est concevable que le voler ne soit pas possible, car c’est hors de la logique de comportement du personnage.

15. Ne pas avoir besoin d’être Américain
Par exemple, un britannique doit pouvoir utiliser le mot « football » plutôt que « soccer », qui n’est presque pas utilisé en Grande-Bretagne ; de même pour « torch » (UK) et « flashlight » (US) par exemple.

16. Savoir quand le jeu progresse
Le joueur doit pouvoir avoir conscience de sa progression : si il approche de la fin, ou si il rencontre un tournant important dans le scénario par exemple.

4 A Narrative...

Graham Nelson explique que le premier choix à effectuer pour composer une fiction interactive est le choix du genre et de ses caractéristiques : exploration, romance, mystère, horreur, etc. Il est nécessaire de définir une identité (comme s’inspirer de Philip K. Dick ou Edgard Allan Poe, s’ancrer dans un paysage grec ou aztèque, par exemple) qui permettra à l’aventure de conserver une homogénéité de style qui permettra de la reconnaître parmi les autres.
Nelson constate : si le genre n’est pas nouveau ou traité de façon originale, alors le jeu a tout intérêt à être très bon pour ne pas être invisible. Dans les premières années de la création de fictions interactives, de nombreuses tentatives se sont perdues dans des expérimentations irréalistes : le joueur pouvait se trouver dans un château médiéval et se retrouver face à un pot de fleur, un magazine Playboy et une perceuse électrique. Comme dans toute narration, il est essentiel de conserver un fil d’Ariane logique et justifié, pour ne pas commettre d’approximations nuisibles à l’œuvre. L’auteur fait alors un état des lieux des différentes étapes à prendre en compte.

Adapter un livre
La première difficulté de l’adaptation d’un livre est le respect des droits d’auteur. De nombreuses œuvres étant protégées, il est parfois difficile de faire des adaptations. Certains auteurs sont toutefois indulgents et permettent de réutiliser les grandes lignes narratrices de leurs aventures, tout en modifiant des éléments caractéristiques. Ensuite, il est très difficile de proposer une fiction interactive basée sur une histoire linéaire. Il serait nécessaire de créer des embranchements qui n’ont pas été initialement imaginés : le risque est alors de passer à côté de l’intrigue centrale du livre en suivant un choix qui a été artificiellement ajouté. Dans tout les cas, la meilleure solution est le pastiche : il s’agit alors d’imiter le style d’un auteur ou de son histoire, et d’en proposer une adaptation libre.

Magie et mythologie
S’il n’y a pas toujours de magie dans les fictions interactives, il y a toujours une mythologie : c’est le fait de créer un monde en s’appuyant sur l’imaginaire du joueur. Si on lui fournit des éléments propres à l’époque médiévale, il construira lui-même mentalement les possibilités offertes par cette donnée.
On trouve souvent de la magie dans ces univers : pourtant, c’est un pari risqué. En effet, toute la représentation passe par de la description textuelle mais le monde créé doit être le plus solide et réel possible dans l’esprit du joueur. Il est difficile de mettre en place des systèmes de magie différents de la magie conventionnelle des récits de fantasy, car alors le joueur aura plus d’efforts à fournir pour réussir à se représenter l’univers de façon cohérente, et l’illusion risque de se briser. Les mécaniques ne doivent pas être trop décrites pour ne pas brider l’imaginaire du joueur, mais assez efficaces pour soutenir une mythologie et une typologie d’univers : il est donc plus simple d’utiliser des standards de la narration, plus communément représentés. Même le terme magique de xyzzy doit présenter une certaines cohérence au regard de sa célébrité et de son histoire, pour ne pas dénaturer l’idée que se fait le joueur de son aventure.

Recherches
La phase de design d’une aventure textuelle commence et est généralement entrecoupée par des phases de recherche. Nelson admet que cet aspect est finalement le plus divertissant et le plus gratifiant du processus de conception dans la mesure où il provoque continuellement les idées mises en place par l’auteur.
Il existe des centaines de manières de traiter une carte, de représenter la nature, l’auteur peut récupérer des données sur le minage de matières premières, la fabrication de chemins de fer, la distance et le type d’une douzaine d’étoiles proches. Toutes ces recherches servent à approfondir et crédibiliser le scénario mis en place. Un livre sur le Tibet peut apprendre la façon de faire du thé avec un samovar et du charbon : cette pratique sociale peut alors être réinvestie dans un puzzle de l’histoire !

Ouverture
À ce moment là, le designer a réuni de la documentation, des idées et même peut-être un peu de code (l’implémentation du samovar par exemple). L’auteur peut alors commencer à rédiger son intrigue. Elle commence par un texte introductif (comme on en voit dans les films Star Wars avant même le générique par exemple). Cette introduction doit être concise et impactante : elle présente l’identité du joueur, le lieu, et ce qui se déroule au début de l’aventure.

Un but dans la vie
Même si l’auteur ne veut pas tout dire sur le personnage et son rôle dans l’histoire, il est nécessaire de lui attribuer des tâches préliminaires afin de lui permettre d’accéder à ses véritables objectifs.

Taille et densité
Le gage de qualité d’une fiction interactive passe par le nombre de salles à visiter : la densité des pièces doit permettre d’avoir de les rendre toutes différentes, pour éviter des redondances. En moyenne, les jeux produits par Infocom (société de développement américaine fondée en 1979, spécialisée dans la production de fictions interactives) imposent une limite maximum de 255 objets (qui incluent les salles, les objets non transportables comme les tapisseries, les machines, les murs, ainsi que les objets transportables par le joueur) : une soixantaines utilisés pour les salles, une vingtaine pour l’administration du jeu (le joueur, la boussole, etc.), environ 75 sont des objets transportables et tout le reste sert à l’ameublement des salles. Bien que les possibilités techniques permettent de créer des aventures plus conséquentes sans devoir augmenter le budget de création, il est nécessaire de maîtriser l’ambition du projet et son efficacité.

Le prologue
La plupart des jeux proposent un prologue, un corps central et un épilogue : en général, lorsque le joueur quitte l’une de ces étapes, il lui est impossible d’y retourner. Le prologue a deux missions : établir l’atmosphère, et délivrer des informations sur le contexte du jeu. Il est généralement limité à une dizaine de salles à explorer afin de ne pas perdre le joueur dès les prémices de l’histoire, et ne pas le décourager avant même d’accéder au cœur de l’histoire.

Le cœur de l’aventure
Cette partie est la plus conséquente de l’aventure et doit pouvoir être prise en note par le joueur, du à un nombre important de puzzles à résoudre et de salles à parcourir. Le designer doit faire un compromis entre des espaces très larges présentant plusieurs puzzles simultanés qui n’ont pas de très grande influence sur le scénario, et des espaces trop étroits qui ne proposent qu’un puzzle à la fois et facilitent leur résolution.

L’épilogue
Presque tout les jeux possèdent un épilogue. Il remplit deux missions : il permet de faire ressentir au joueur une résolution proche de l’aventure, et présente le point culminant de l’intrigue qui révèle des secrets du jeu. Généralement, la résolution de cette étape ne présente pas de très grande difficultés : le designer doit faire ressentir de la satisfaction d’approcher du but au joueur, comme une récompense d’avoir parcouru toute l’aventure (elle ne propose donc que quelques salles, et des objets assez simples à trouver).
L’épilogue doit répondre à des questions et des événements, même si des mystères peuvent subsister. Le message final doit être écrit avec qualité : il doit être bref, et produit généralement un écho avec la scène d’ouverture.

5 ... At war with a crossword

Une fois que le thème est décidé, la carte à peu près établie et le premier scénario mis en place, le designer peut passer à la conception des actions du jeu puisqu’il n’y a encore aucun puzzle de conçu.

Puzzles
Les puzzles doivent être répartis par difficulté et leurs points de score attribués : un puzzle très simple, comme enfiler un manteau qui se trouve sur le sol, ne doit rapporter que très peu de points. Un puzzle complexe comprend plusieurs énigmes à résoudre en même temps afin de dépasser le problème. Il existe trois dangers majeurs dans la construction de puzzles : se contenter de ramasser un objet et l’utiliser aussitôt (l’objet ne prend pas de valeur particulière), complexifier la résolution d’un problème simple à cause d’un manque de synonymes, ou encore inclure trop de « private-jokes » (des éléments qui n’ont de sens que pour l’auteur, en rapport avec son vécu personnel). Il est possible d’introduire des puzzles de ce type, mais avec parcimonie afin de proposer des contenus variés.

Machines
La programmation des machines est simple dès lors qu’il n’y a aucune conversation à produire, et qu’il s’agit simplement de boutons, de leviers et d’interrupteurs à actionner. De plus, des machines permettent facilement de mettre en place des événement quasi-magiques comme le voyage dans le temps, sans que cela paraisse inapproprié. Il est également possible de programmer des véhicules : cela peut ajouter du réalisme dans le parcours des espaces et induire de nouvelles possibilités de puzzles comme l’utilisation de pétrole ou de l’autoradio.

Portes et clés
Presque tous les jeux d’aventure intègrent des portes verrouillées et des clés, afin de bloquer temporairement l’accès à certains éléments de la carte. Les clés peuvent prendre des apparences très diverses : clé physique, sortilège, gardien, etc.

Air, terre, feu et eau
Les éléments de la nature sont difficiles à mettre en place, mais ajoutent efficacement de l’effet à la profondeur de l’intrigue. Le feu permet de produire de la lumière, de détruire des éléments, provoquer des explosions et des réactions chimiques, cuire de la nourriture et de rendre des éléments inflammables.
L’eau est une matière complexe à implémenter. Elle implique d’être transportée dans des récipients, peut être versée dans un autre, et elle est éternellement divisible : « de l’eau » peut être divisée en « de l’eau » et « de l’eau ». Différents liquides peuvent également être mélangés. La convention établit qu’un récipient peut contenir un nombre limité d’unités d’eau, que l’on peut remplir à chaque point d’eau rencontré ; chaque utilisation en fait perdre une unité. Le fait de nager pose également un grand nombre de questions : qu’advient-il des objets transportés lorsqu’on nage ? Le joueur peut-il nager s’il porte des vêtements lourds ou beaucoup d’objets ? Peut-il couler ? Est-il limité par sa consommation d’air ? L’utilisation de la terre est l’une des premières utilisée pour créer des puzzles, spécialement l’action de creuser pour trouver un trésor enterré. Ce puzzle permet de créer artificiellement un nouvel espace, une nouvelle connexion dans l’ensemble de la carte ou un container.

Animaux et plantes
Les plantes sont utiles principalement pour exprimer de la variété dans les paysages explorés et donner une identité au lieu (comme des plantes empoisonnées dans une ruine menaçante, par exemple).
Le animaux, en plus d’ajouter beaucoup de variété à l’univers, se déplacent et se comportent parfois de façon intrigante. Ils peuvent avoir des réactions semblables à celles des humains, mais ne réagissent pas aux conversations et ne sont pas surpris si le joueur effectue une action très étrange, ils sont donc plus faciles à programmer que des humains.

Les humains
Les humains sont l’un des élément les plus complexes à coder. Cette difficulté a été illustrée dans un bug du jeu Suspect de Dave Lebling :

> Show corpse to Michael
Michael doesn’t appear interested.

Dans ce passage du jeu c’est le corps de Veronica, la femme de Michael, que nous lui présentons : franchement, pourquoi serait-il intéressé ? La programmation d’un humain peut prendre jusqu’à cinq fois plus de temps que le code d’une salle complexe. Ils doivent réagir aux événements (comme vu précédemment), participer à une conversation, comprendre et parfois obéir à des instructions, se déplacer d’une façon compatible avec les déplacements du joueur dans la salle, pouvoir tenir certaines attitudes face aux joueur et avoir une certaine personnalité.
Ils possèdent souvent des objets sur eux, doivent pouvoir s’attendre à être attaqués, recevoir des choses, ou même être séduits par un joueur désespéré. Ils doivent donc posséder un stock très large de réponses et de connaissances. Par exemple, la femme qui vend du pain au début du jeu Trinity peut avoir plus de cinquante réactions différentes, alors que c’est un personnage mineur de l’histoire, qui ne reste que le temps d’une action dans l’univers du joueur.

Labyrinthes
Presque toutes les fictions interactives possèdent leur labyrinthe. La difficulté de la programmation d’un labyrinthe est de ne pas le rendre trop difficile, ni trop ennuyant. Par exemple, l’une des techniques est de disperser des éléments dans les salles visitées de façon à pouvoir les distinguer les unes des autres. D’autres solutions ont déjà été mises en œuvre : un guide à soudoyer pour pouvoir se repérer, ou des flèches phosphorescentes dessinées au sol et qui incluent inévitablement un puzzle sur la nécessité d’évoluer dans l’obscurité. Un labyrinthe ne doit toutefois pas être trop original et éviter tout les standards, pour que le joueur retrouve des puzzles familiers et l’intérêt de dessiner une carte pour avancer.

Lumière
Les puzzles concernant la lumière sont des puzzles assez récurrents : la lampe du joueur s’éteint doucement, et il doit trouver de l’huile ou des allumettes avant de se retrouver dans l’obscurité ; des salles complètement obscures ne peuvent être visitées qu’à travers de minuscules passages, ne permettant d’emporter aucun objet, incluant la lampe du joueur : il doit donc évoluer et trouver des indices dans une obscurité totale.

Récompenses et pénalités
Il y a deux types de récompenses pour un joueur qui réussit à résoudre un puzzle : la première est évidemment que le jeu progresse un peu dans la narration. Le joueur peut également recevoir un avantage concret : un objet utile, ou une nouvelle salle à explorer, par exemple.
Les sanctions imposées aux joueurs étaient, au début des fictions interactives, très agressives : une mauvaise action se soldait par une mort inévitable, ou par un changement de scénario qui rendait la victoire complètement impossible. Plus tard, les designers ont convenu que de petites erreurs pouvaient être « corrigées » pour éviter aux joueurs de sombrer dans la paranoïa et de sauvegarder le jeu avant la moindre action : l’une des alternatives est alors d’envoyer le joueur en exil (le joueur est déplacé dans un lieu qui ne l’arrange pas, mais qui ne le condamne pas).

Écrire les descriptions des salles
La longueur des descriptions n’a pas d’importance. Cependant, elle doit se limiter à des éléments de contexte et des informations qui ne sont pas inutilement longues. Elles ne doivent pas non plus se contenter d’une liste des chemins possibles : la géologie, la taille de l’espace, les détails propres au lieu rendent la salle plus réelle pour le joueur, avec plus de caractéristiques. Il est également nécessaire d’éviter autant que possible les répétitions, même si elles seront parfois inévitables.
Les descriptions sont le moyen d’introduire des éléments qui seront potentiellement utilisés dans des puzzles : par exemple, préciser la présence d’algues sur les parois d’une caverne dans laquelle coule une cascade peut induire la présence d’animaux comme des grenouilles qui peuvent les manger, et permettre de découvrir des éléments masqués dessous.

La carte
Les puzzles et les objets sont inextricablement liés à la carte, ce qui implique que le stade final de la carte va graduellement émerger. Elle ne doit pas être trop linéaire, sans liens entre différentes salles : elle doit proposer des croisements et des relations entre elles, sans quoi le dessin d’une carte et le travail de géographie devient inutile. Les très grandes salles comme le «Hall of Mists» d’Adventure peuvent être découpées en plusieurs salles : piste de danse, salle de balle NW, salle de bal SW, salle de bal NE, salle de bal SE.

6 Varnish and Veneer

Une fois tout ces éléments mis en place, le jeu se dessine. Il reste cependant du travail avant de le finaliser.

Le scoring
La façon traditionnelle d’établir des scores est de faire gagner des points à chaque épreuve majeure passée, dans une fourchette assez large : par exemple, jusqu’à 400 points. Il y a généralement dix à quinze rangs, obtenus selon un certain nombre de points obtenus.

Débutant (0), Aventurier amateur (40), Aventurier novice (80), Aventurier junior (160), Aventurier (240), Maître (320), Mage (360) et Maître de l’aventure (400).

Les titres correspondent généralement au thème de l’histoire : une narration basée sur la musique peut proposer des titres de « second violoniste », à « chef d’orchestre ».

Indices
Un bon jeu va sûrement contenir de nombreux indices. En général, les joueurs seront vraiment coincés en moyenne une fois par partie. Il y a deux moyens de délivrer des indices : dans le jeu lui-même, fourni par un vieux sage par exemple, ou en tapant la commande « hint » qui permettra de poser une ou plusieurs questions afin de débloquer l’aventure. Évidemment, un indice ne doit pas être une réponse explicite : le schéma classique consiste à donner une suite d’indices de plus en plus évidents ; de nombreux jeux ne proposent pas d’indices progressifs, mais des propositions variées à combiner pour approcher de la réponse.

Interface utilisateur
Il existe des « meta-commandes » qui ne correspondent pas à des fenêtres situées hors du jeu, mais dans le texte lui-même, et qui ne représentent pas des actions du personnage dans le jeu. Les plus importantes sont les mentions « SAVE, RESTORE, RESTART, QUIT ». Il est également possible de fournir une commande permettant d’abréger les descriptions en cas de deuxième visite d’une salle, ou d’indiquer au joueur le nombre de points qu’il possède au moment où il le demande. Certains jeux proposent une commande « UNDO » pour annuler l’action exécutée. Des raccourcis comme « g » (again), « x » (examine) et « z » (wait) sont maintenant considérés comme essentiels, ainsi que la commande affichant l’inventaire du joueur.

Debug et test
Les auteurs mettent un place une commande « secrète » pour débugger leur jeu en déplaçant automatiquement le joueur à un endroit choisi, ou en acquérant un objet automatiquement (et sont souvent protégées par un mot de passe, permettant de débugger le jeu même après sa publication). La commande de débug peut également permettre d’annuler une caractéristique de hasard : si le designer doit tester une partie du jeu où une porte mène à une salle aléatoire, la commande peut permettre de choisir la salle obtenue plutôt que de recommencer jusqu’à tomber sur la bonne. Généralement, les bugs sont des éléments simples à corriger, comme des fautes de frappes ou de logique : la ponctuation, la grammaire ou la syntaxe, ou des oublis dans la précision de l’état d’une salle (en omettant par exemple qu’une salle doit être plongée dans le noir, et apparaît illuminée pour le joueur).

CONCLUSION

D’après Roger Caillois, le jeu est une expérience (parfois instrumentée) qui nous plonge dans un « état ludique » qui ne ressemble à aucun autre, qui est un état de retrait vis-à-vis du cours ordinaire de la vie social. C’est une activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive, et se décompose en quatre catégories : ceux qui reposent sur la compétition (agôn), le simulacre (mimicry), le hasard (alea), et enfin ceux qui ont pour objet de procurer une impression de vertige (ilinx).
Étymologiquement, ludi désigne des jeux étrusques inspirés par des pratiques attiques ou grecques, organisés lors de manifestations religieuses. Ils pouvaient également être des jeux sacrés funéraires en l’honneur des défunts, ou des rituels en faveur des dieux. Jocus (jeu) désigne une plaisanterie ou un badinage.

Livret IV.

Rapport de stage
Apicoove, édition de jeux tangibles (Marseille)

J’ai eu l’opportunité d’effectuer un stage durant trois mois au sein de la start-up marseillaise Apicoove qui édite des jeux de société et jeux de cartes. Cette société conçoit, édite et promeut des jeux imaginés par Guillaume Nanot, fondateur et dirigeant de la société, et procède également à la conception de jeux à vocation publicitaire pour d’autres sociétés souhaitant utiliser ce moyen de communication ludique comme La Vache qui Rit ou l’UEFA Euro 2016. Apicoove travaille selon deux engagements forts : proposer des jeux tout public (enfants et adultes) et intégralement fabriqués en France (création, fabrication des boîtes, plateaux, pions, impression des livrets et des cartes, etc.).

J’ai eu l’occasion de participer à de nombreuses tâches afin d’appréhender l’ensemble des enjeux de création d’un jeu : participation à des tests de principes, révisions de mécaniques, interventions graphiques sur les boîtes et cartes, mise en page d’un livret de règles, communication sur les réseaux sociaux et reprise complète du site Web. Le fait de participer à l’élaboration de jeux et à toutes les activités qui gravitent autour m’a amenée à m’interroger sur la nécessité de créer des jeux dans notre société actuelle, que j’ai approfondie grâce à des lectures annexes et des participations à des soirées thématiques de jeux : l’introduction du jeu dans un milieu dans lequel il n’évolue pas initialement pose la question du nouveau statut de ce média désormais très présent au quotidien. J’ai donc profité du temps passé dans ce stage pour essayer de trouver des raisons à la « gamification » de la société et les enjeux impliqués par ces nouveaux comportements, et tout ce que cela implique pour le designer graphique dans sa mission d’élaboration et de création.

Le jeu en réponse à l'ennui dans nos sociétés

Gamification de la société

Le jeu est omniprésent où que l’on regarde : les réseaux sociaux, les compétitions de sport diffusées à la télévision, les séries télévisées et tout les produits dérivés qui en découlent. De Game of Thrones à Sherlock, les séries sont déclinées vidéos annexes, en sites interactifs ou en jeux de plateau. De nombreux domaines sont maintenant influencés par les mécaniques ludiques, qui ont dépassé la sphère du simple divertissement par le jeu. Manifestation inquiétante d’une société « immature » ?

Il semblerait pourtant que l’on puisse poser sur la « gamification » de notre société un regard optimiste. Dans l’ouvrage L’empire ludique : comment le monde devient (enfin) un jeu, Aurélien Fouillet (chercheur au Centre d’étude sur l’actuel et le quotidien à l’Université Paris V René Descartes) montre comment le jeu, qui est une activité souvent dépréciée, permet en réalité de se réinventer dans un monde aux codes bouleversés.

Dans son livre, il explique que « l’esprit du jeu » prend à nouveau beaucoup d’importance aujourd’hui (quelque soit le jeu évoqué, que ce soit la poupée, World of Warcraft ou même le cosplay) : tous ces jeux constituent des espaces où l’on va expérimenter, modifier, détourner les rôles et les façons de vivre ensemble définies par un ensemble de règles usuelles. Le jeu ne se limite plus à une évasion mais devient un lieu de création, d’expression d’une force vitale dans une société en perte de repères, en réinventant le vivre ensemble. Aujourd’hui, le regard que nous portons sur cette activité longtemps rendue marginale, reléguée à la sphère des loisirs, change profondément ; alors que le travail était central. Ces habitudes sont remises en cause par un questionnement fort sur l’importance et le modèle de l’entreprise. Le jeu n’est plus seulement quelque chose d’enfantin, de frivole, sans conséquences.

Ré-enchanter un monde désabusé

L’auteur explique que cette omniprésence du jeu est la conséquence de l’ennui. Le résultat de la normalisation du mode de vie contemporain est la disparition de l’imprévisible, de l’improvisation ou de l’accident. Cet ennui est cristallisé dans une anxiété sociale qui va produire un appel irrépressible à l’aventure : cela passe par le jeu, qui permet de modifier la façon d’appréhender le monde.

Nous vivons aujourd’hui une période de doutes et d’incertitudes, alors que la modernité a d’abord été magique. La voiture motorisée, l’eau courante dans tous les foyers, l’électricité... Depuis, la standardisation, la consommation massibe, les crises sanitaires, les virus mondiaux sont venus noircir le tableau. Même l’espace d’une ville, longtemps perçu comme un refuge apportant protection, s’est fragilisé. Nous faisons face à un épuisement des promesses du monde, d’où le désenchantement. Que l’on joue à la marelle, aux policiers ou à Tinder, le jeu est un moyen d’appropriation et de détournement, mais aussi un espace « transitionnel » : Donald Winnicott (pédopsychiatre britannique du XXème siècle) voyait le jeu comme l’espace où se construit, pour l’enfant, ce qu’il y a entre ses espérances et le monde réel. Pourtant, ce réenchantement n’est pas à proprement parler un espace « virtuel ». La distinction entre réel et virtuel est artificielle, il s’agit plutôt d’un déplacement de la vérité vers la sincérité : le virtuel, c’est ce qui est de l’ordre du possible. Les joueurs sont en quête de l’expérience partagée de quelque chose qui pourrait se réaliser.

Dans ce contexte, la technologie a un rôle de catalyseur : elle permet d’accéder à un état qui n’est pas soumis aux codes des normes traditionnelles. Par exemple, le téléphone portable a ouvert le jeu à tout un pan de la société. Longtemps réservé aux hommes, le jeu vidéo s’étent aujourd’hui au public féminin. Que ce soit sur Second Life ou World of Warcraft, on réinvente de nouvelles règles, des alliances, des logiques d’appartenance.

Le jeu, pratique sociale

Les jeux sont de moins en moins solitaires : des applications comme Candy Crush (lancée sur Facebook en 2012) ont pour objectif de donner et recevoir des vies. De la même façon, on peut se souvenir de l’aspect intergénérationnel et familial des consoles Wii/Nintendo, qui mettent en scène parents et enfants réunis... Le jeu est prétexte à partager quelque chose, il permet de recréer du lien social : c’est en ce sens qu’il réinvente le vivre ensemble.

Historiquement, le jeu est présent à travers les époques et les pratiques sociales. Toute civilisation est teintée par le jeu, comme l’a bien montré le livre L’esprit du jeu chez les Aztèques de Christian Duverger en 1979. Par exemple, dans notre société, le carnaval est un jeu de rôle : les industries du divertissement, des personnalités comme Nabilla, sont des composantes de notre carnaval actuel, des espaces temporaires dans lesquelles chacun peut faire l’expérience d’un autre monde possible. D’une certaine façon, Nabilla est une figure carnavalesque. Qu’elle puisse devenir quelqu’un « d’important » est la preuve qu’un autre monde est possible, que l’ont peut le transformer. On retrouve cet aspect carnavalesque dans les émissions de télé-réalité comme Masterchef. Un ouvrier qui s’inscrit à une émission de découverte de talents se projette dans des aventures qu’il ne vit pas au quotidien.

Le jeu est une tentative pour créer des instants et des conditions qui tendent vers la perfection, pour se substituer à la confusion de l’existence courante et quotidienne. Le rôle du mérite ou du hasard s’y montre net et indiscutable ; elles impliquent aussi que tous doivent posséder exactement des mêmes possibilités de prouver leur valeur : de cette façon, on s’évade du monde en le faisant autre.

Au carnaval, le masque ne cherche pas à faire croire qu’on est un vrai cow-boy, ou un vrai pompier, il cherche à mettre à profit l’atmosphère temporaire qui permet la libération des individus : le costume dissimule le personnage social et libère la personnalité authentique, sans le poids des conventions.

Les nécessités graphiques spécifiques au jeu vidéo

Le travail graphique propre à l’univers vidéoludique prolonge la réflexion du designer au-delà de ses habitudes sur les autres médias. S’interroger sur les notions de jeu, de stimulation, de découverte, jusqu’à l’ergonomie et l’immersion mettent en exergue des usages inédits de ce support. Mes recherches m’ont conduite à repenser la place de l’image dans ce milieu spécifique ainsi que ses caractéristiques majeures, gages d’efficacité.

Gamification de la société

L’image dans le jeu vidéo est aujourd’hui à la confluence de différents regards : l’enjeu pour les joueurs est de tirer en partie leur plaisir de la richesse graphique du jeu. L’enjeu pour les industriels porte quant à lui sur la qualité des graphismes et/ou une direction artistique audacieuse, qui sont des arguments de vente forts. Enfin, l’enjeu politique : elle est la face la plus visible de la culture vidéoludique, et ce qu’elle renvoie influence l’opinion générale (inquiétude, par exemple).

Dans la peinture, le cinéma ou la sculpture, l’expérimentation et la lecture d’une œuvre ont tendance à se rejoindre, ce que confirme l’étymologie de spectateur (le spectateur est un observateur). L’image est la source du sens et en cela sa place est prépondérante. Mais, dans le jeu vidéo, lire ne suffit plus. Comprendre l’image n’est que la première étape d’un déroulement ludique qui la conditionne. Il est nécessaire de repartir de la dimension interactive du jeu vidéo : la notion d’interactivité est incontournable, bien d’avantage que le terme vidéo et l’image qu’il implique, puisqu’il existe également des jeux reposant sur le son ou sur une absence de graphisme. L’interactivité repose sur les échanges entre le jeu et le joueur, c’est-à-dire un effet réciproque de l’un sur l’autre. La différence avec les médias traditionnels est forte : un tableau ou un film ne sont pas modifiés par ce qu’un spectateur y projette.

Avant de déployer des paysages graphiquement très convaincants et des animations extrêmement réalistes, l’image est une interface entre le modèle du jeu (système et règles) et le modèle mental (représentation visuelle de ces règles par le joueur, qui lui permet de l’appréhender). Avant d’être belle, l’image vidéoludique est fonctionnelle. Sinon, le joueur ne peut pas comprendre la valeur de ses actions et le jeu ne peut pas continuer. Cette dimension fonctionnelle de l’image dans le jeu vidéo lui fait ainsi rejoindre des problématiques analogues au design industriel. En effet, sa dimension esthétique doit se construire à partir d’un impératif fonctionnel, comment le présentait Louis Sullivan (1856-1924, architecte américain associé à la première génération de gratte-ciel) : « la forme suit la fonction ».

Deux fonctions majeures traitées dans l'image vidéoludique

La lisibilité
L’une des problématiques récurrentes est la lisibilité des situations de jeu : dans Diablo 3 (Blizzard), le joueur doit mener son héros à travers différents univers aux aspects surnaturels et mélancoliques.
Les graphistes ont travaillé de façon à rendre les décors moins saturés que les éléments actifs, et à donner la sensations d’avoir été peints avec des touches plus larges. Cela a permis de créer une identité visuelle forte, mais surtout de gommer des détails dommageables à la compréhension des situations. Grâce à un contraste assumé entre la toile de fond et les personnages (saturation plus élevée, teintes plus franches, légère lumière), les graphismes correspondent davantage à la dynamique de jeu et le joueur peut distinguer nettement les éléments de décors et les éléments jouables à l’écran.


Les différences de saturation dans Diablo 3 (Blizzard)

L'affordance
Dans Rayman Origins (Ubisoft), le graphisme d’une très grande richesse donne au joueur l’impression de traverser un rêve burlesque et décalé. En même temps, le joueur doit rapidement réagir aux différents obstacles sur la route. Comment distinguer dans ce foisonnement visuel les objets interactifs de ceux qui ne le sont pas ? Grâce à l’affordance, c’est à dire la capacité d’un objet à suggérer son usage de lui-même. Utilisée en ergonomie et en design industriel, cette notion trouve une grande pertinence dans le cadre du jeu vidéo. Dans Rayman Origins, des variables telles que la forme, la couleur ou la taille des objets permettent au joueur de lire immédiatement les fonctions des différents éléments sur le parcours du personnage. Par exemple, la majorité des ennemis ont leur corps hérissé de pointes, ce qui rend le message de danger clair.


Le traitement graphique des éléments interactifs ennemis dans Rayman Origins (Ubisoft)

Le jeu Team Fortress 2 (Valve) utilise lui aussi fortement la notion d’affordance : le jeu fait s’affronter deux équipes dont chacun des membres joue un rôle ayant des capacités bien spécifiques. Les différentes classes revêtent une grande importance pour l’action et les tactiques de jeu. Il est par conséquent absolument nécessaire que les joueurs puissent les reconnaître sans difficulté sur le terrain de jeu. Les équipes de développement ont jugé que la silhouette était le trait distinctif pouvant le mieux répondre à ce besoin. Les artistes de Valve ont donc travaillé à ce que chacune des neuf classes soit unique de sorte qu’en un clin d’œil , le joueur reconnaît à sa silhouette un soldat, un ingénieur ou un médecin, grâce à des typologies de silhouettes dédiées.


Sélection de personnages du jeu Team Fortress 2 (Valve)

Livret V.

Entretien

L’entretien suivant n’a pas été nécessairement conduit avec une personnalité issue directement du jeu : il s’agit d’explorer le territoire plus vaste et hétéroclite des narrations interactives à travers une actrice de ce domaine afin d’en ouvrir les frontières, et prendre conscience de son importance actuelle.

Annabel Roux, "couteau suisse des narrations interactives"

Présentation : quelle est votre identité au sein du monde des narration interactives ?

Je suis designer d’expérience et apprentie auteure de fiction interactive. Je travaille autour des chatbots comme support à des récits interactifs. Je développe actuellement une fiction interactive d’anticipation autour de ce principe.

Pour vous, quel milieu culturel a favorisé l’apparition des narrations interactives ?

C’est pour moi l’avènement de l’informatique personnelle puis d’internet qui a incité les créateurs et producteurs issus du jeu vidéo, du web, des arts et de l’audiovisuel a développer de nouveaux formats adaptés aux nouveaux « devices », à l’hypertexte et aux nouveaux usages numériques des publics.

Quel est le plus important : la narration ou l’interaction ?

Ni l’un ni l’autre en principe. Compte tenu de l’état de la création et de mon parcours, je dirais quand même l’interaction, on sait proposer des histoires sur le web et les médias numériques (souvent sous forme plus ou moins homothétique) mais on ne sait pas encore très bien marier interactivité et narration sans donner la priorité à l’une ou l’autre (la narration dans les créations issues de l’audiovisuel, l’interaction dans le jeu vidéo). Défi passionnant.

Y’a-t-il des obstacles/contraintes dans la création d’une œuvre interactive ? (la nécessité d’un « mode d’emploi » pour guider l’utilisateur, un manque d’envie de participation de la part de l’utilisateur, par exemple ?)

Le principal obstacle à la création interactive est sa relative nouveauté (on est d’accord que ça existe depuis les ordinateurs). C’est encore compliqué de faire dialoguer auteurs / designers / codeurs, issus de divers univers professionnels, travaillant dans différentes temporalités, modèles économiques… Après la principale difficulté à la diffusion de la création interactive, c’est pour beaucoup l’absence de public pour des formes labellisées « narrations interactives ». Elles n’existent pas sur le radar de 90% des gens et on ne sait pas forcément très bien comment les faire entrer dans la sphère d’attention des publics (c’est à dire les amener là où se trouvent les utilisateurs).

Quelle place pour le jeu dans les narration interactives ?

Pour moi, les mécaniques ludiques (plutôt que le jeu) font partie intégrante de la narration interactive même lorsqu’elle n’est pas présentée comme relevant du domaine du jeu, si on les considère sous l’angle de feedbacks positifs ou disruptifs. Elles permettent de créer de l’enjeu, de mobiliser l’interacteur activement, de relancer et maintenir son intérêt (mécanismes de récompense pas forcément sous la forme de points ou franchissement explicite de niveaux). Elles sont d’une certaine manière une transposition des techniques d’écriture cinématographique à des formes interactives (dramaturgie propre aux formes interactives).

Quel est votre idée des futures narrations interactives ?

Elles sont de façon croissante avalées par d’autres disciplines connexes : communication et marketing, journalisme, jeu vidéo comme des techniques nécessaires à capter et retenir un public, mais de moins en moins investies (du moins par les diffuseurs et financeurs) comme forme en soi. Je pense (espère) qu’elles peuvent aussi se développer comme une forme en soi à condition de favoriser les pratiques amateures (créer un public) et à condition d’une réelle réflexion sur le lien histoire <> expérience (et donc interactivité) dans des productions de qualité (dans la lignée d’Her Story).

Chapter VII.

Sources

Bibliographie

LE JEU

Les jeux et les hommes, Roger Caillois, Gallimard, 1967
Il y a longtemps déjà que les philosophes ont été frappés par l’interdépendance des jeux et de la culture. Roger Caillois fait, pour la première fois, un recensement des sortes de jeux auxquels s’adonnent les hommes. À partir de ce recensement, il élabore une théorie de la civilisation et propose une nouvelle interprétation des différentes cultures, des sociétés primitives aux sociétés contemporaines.

Le héros aux mille et uns visages, Joseph Campbell, J’ai lu, 2013
Joseph Campbell définie le héros, ses attentes, les étapes, les aides et oppositions. Cette œuvre est une inspiration pour la construction du héros au cinéma ou dans l’édition, par exemple.

LE JEU VIDÉO

Philosophie des jeux vidéo, Mathieu Triclot, Zones, 2014
L’état des lieux de la condition du jeu contemporain, les origines du jeu et du jeu vidéo, trace historique et comportement.

La fabrique des jeux vidéo, au coeur du gameplay, Olivier Lejade, La Martinière, 2013
Construire un jeu aujourd’hui, les enjeux techniques, sociaux et ludiques : pourquoi parle-t-on d’une richesse créative et d’un âge d’or des jeux vidéo ? Comment ont évolué ces univers imaginaires ? Quelles questions se posent les concepteurs ? Connaît-on vraiment les joueurs, des gamers aux plus occasionnels ? (livre accompagnant l’exposition Jeu vidéo, l’expo présentée à la Cité des Sciences et de l’industrie en 2013-14)

NARRATIONS INTERACTIVES

La narration réinventée, le guide de la création interactive et transmedia, Benjamin Hoguet, auto-édition, 2015
Comprendre la création, la production et la diffusion de contenus interactifs et transmedias.

LA LECTURE À L’ÉCRAN

Lire à l’écran : contribution du design aux pratiques et aux apprentissages des savoirs dans la culture numérique, Annick Lantenois, , Florian Cramer, Pierre Cubaud, Marin Dacos, Yannick James, Éditions B42, 2011
Les caractéristiques de la lecture à l’écran, et l’implication du designer dans cette mission.

Du papyrus à l’hypertexte, Christian Vandendorpe, Bulletin des bibliothèques de France [en ligne], n° 2, 2000.
Disponible sur le Web
Les évolutions des modes de lectures et l’apparition de la lecture non-linéaire permise par les hypertextes, notamment après l’apparition du World Wide Web.

« L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale. », Les cahiers de médiologie 2/1998 (N° 6) , p. 137-145, Emmanuel Souchier

LITTÉRATURE NON-LINÉAIRE, RÉFÉRENCES LITTÉRAIRES SUR LE TRAITEMENT DU TEXTE

Le Songe de Poliphile, Francesco Colonna, Éditions Imprimerie Nationale, 2008 (traduction par Jean Martin)





Sources Web

LIVRE-JEU

Le livre-jeu

Ces relations particulières entre écrivains et jeux vidéo, article paru le 1er novembre 2011.

Matthieu Freyheit : Un coup de dé jamais n’abolira la lecture ! Conférence sur les livres dont vous êtes le héros et la matérialisation de la lecture.

LECTURE À L’ÉCRAN

L’écrit d’écran, pratiques d’écriture & informatique, Emmanuël Souchier, 1996

Realistic books: A bizarre homage to an obsolete medium?, Yi-Chun Chu, David Bainbridge, Matt Jones and Ian H. Witten, 2004

FICTION INTERACTIVE

Généralités sur les fictions interactives

FibreTigre, acteur majeur des fictions interactives en France

Site officiel du logiciel Twine pour créer des aventures hypertextuelles

Moteur de jeu créé par Emily Short : intelligence artificielle complexe dans la fiction interactive

Test et présentation du jeu Lifeline (3 Minutes games)

TECHNIQUE

Généralités sur le langage Inform

Tutoriel Inform 7

Site officiel Inform 7

Rédaction Web imprimable (Franck Adebiaye)

PERSONNALITÉS

Graham A. Nelson

LITTÉRATURE

Le songe entre les pages. Du symbolisme à l’hermétisme : Le Songe de Poliphile, ou l’Antiquité idéalisée par le texte et par l’image Ilaria Andreoli

Tentative d’épuisement de Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec

Marelle, Julio Cortázar

Parallèle entre Mac et PC et le catholicisme et le protestantisme Espresso « La bustina di Minerva », Umberto Eco, 1994

Remerciements

Je tiens à remercier l’ensemble de l’équipe du DSAA Design Graphique de Marseille : Thomas Ricordeau, Anne-Catherine Céard, Fabrice Portet, Luc Mattei, Christine Orsola, Damien Muti.

Je remercie également les professionnels qui ont participé de près ou de loin à l’élaboration de ce mémoire : les membres du tlabmars et de Storycode Provence rencontrés lors de l’événement « Joliette Connexion », ainsi que Guillaume Nanot, Chloé Massin, Jonathan Noyau et Benjamin Dechavanne que j’ai rencontrés lors de mon stage chez Apicoove.

Je n’oublie pas non plus mes compères de DSAA qui ont rendu ces mois d’élaboration tout autant prolifiques que festifs.