Livret III.
Fiche de lecture
CONTEXTUALISATION
L'œuvre
The Craft of Adventure est un essai théorique d’une trentaine de pages publié en 1995 concernant les fictions interactives, consultable en ligne.
http://ifarchive.jmac.org/if-archive/info/Craft.Of.Adventure.pdf
Le texte étant intégralement en anglais, cette fiche de lecture s’attache à proposer une analyse dépendante de mon interprétation de l’anglais, et certains termes manqueront probablement de rigueur de traduction. Il s’agit de proposer une version la plus complète possible afin de donner accès aux francophones à cette documentation essentielle dans le paysage des fictions interactives.
L'auteur
Graham A. Nelson, né en 1968, est un mathématicien anglais, poète et inventeur du langage de programmation Inform en 1993, un langage optimisé pour la création de fictions interactives.
Il a aussi composé de nombreuses fictions interactives telles que Curses (1993) et Jigsaw (1995) qui ont entre autre servit de terrain d’expérimentations du langage Inform (par exemple pour étendre les possibilités de reconnaissances de verbes qu’Inform peut reconnaître et interpréter).
Nelson est l’auteur de l’Inform Designer’s Manual, qui inclue l’un des premiers essais concernant les théories appliquées à la fiction interactive, « The Craft of Adventure ». Il est l’un des quelques individus (au même titre qu’Andrew Plotkin, né en 1970, qui est également un écrivain et programmeur pilier de cette culture) reconnus pour leur esprit créatif et techniques qui ont contribué au développement et à l’expansion des fictions interactives.
Le langage Inform
(cf. dispositif technique)
Le langage Inform, créé en 1993, est un langage optimisé pour la création de fictions interactives : il est composé d’un compilateur qui génère des fichiers lisibles sur des machines virtuelles (illusion d’un appareil informatique créée par un logiciel d’émulation) et de librairies qui aident à la modélisation d’aventures textuelles.
Ce langage est avant-tout un langage en anglais, mais il est possible de créer des aventures textuelles en français grâce aux traductions de certaines librairies du système.
La dernière version de ce langage, Inform 7, est un programme complet tournant sur MacOSX, Linux et Windows et utilise une syntaxe en langue naturelle, sous forme de règles déclaratives, permettant à un auteur d’écrire avec plus de liberté.
Mots-clés
fiction interactive / narration interactive / IF (interactive fiction) / machine / parseur / émulateur / interpréteur / narration / puzzle / ordinateur / programmation / aventures textuelles / adventure games / choix / role-play / mythologie / cartographie / joueur / auteur / concepteur
Définitions nécessaires à la compréhension de la fiche de lecture ou pour appréhender l'ensemble de la dimension culturelle du sujet traité
Parseur
Un parseur est un logiciel qui permet à l’ordinateur de comprendre une donnée insérée par un utilisateur, que l’on appelle communément un analyseur syntaxique.
Par exemple, si le joueur demande de « ramasser pierre », le parseur l’interprète comme le fait de ramasser un caillou textuel ; plus le parseur est récent, plus il comprend de vocabulaire. Ainsi, si le joueur demande à « ouvrir le placard », puis à « mettre le sceau dedans », le parseur sera capable de comprendre que la mention « dedans » désigne implicitement le placard.
Interpréteur
Les fictions interactives ne sont pas des jeux vidéo communs, car ils ne sont pas compilés pour une machine en particulier (comme un jeu Playstation par exemple) mais sont compilés sous un format z-machine : pour chaque machine il faut un émulateur, un « interpréteur » pour lire le fichier sur chaque ordinateur. Cette condition n’a pas été une contrainte pour le développement des fictions interactives, puisque cela a en permis une très grande popularisation en permettant aux jeux d’être utilisés sur tout les supports.
Puzzle
Un puzzle, dans un jeu vidéo, est une énigme : avoir une clé pour ouvrir une porte ou parler à quelqu’un pour avoir quelque chose sont des puzzles. On peut parler de typologies de puzzles, qui sont particulièrement importantes et travaillées dans les fictions interactives.
XYZZY Awards
Les XYZZY Awards sont l’un des plus important événement de récompenses pour des fictions interactives, depuis 1996. Le choix des lauréats se déroule selon deux temps : la communauté des fictions interactives nominent des travaux selon différentes catégories, puis votent pour les différents travaux jusqu’à ce que les jeux ayant reçu le plus de votes reçoivent leur prix lors d’une cérémonie en ligne.
Le nom « xyzzy » provient du très populaire jeu Adventure, dans lequel le mot servait à se téléporter : il est depuis considéré comme le « mot magique » utilisé en hommage dans deux très nombreux jeux.
Différentes catégories récompensées : Meilleur Jeu, Meilleure Implémentation, Meilleur Puzzle Individuel, Meilleure Histoire, Meilleur Développement Technologique, Meilleure Écriture, etc.
ANALYSE
The Craft of Adventures est composé d’une trentaine de pages, structuré selon six chapitres linéaires. L’ensemble de ces chapitres traite des codes que l’auteur définit comme propices à la création d’une fiction interactive efficace selon deux enjeux majeurs : la narration et la programmation, toujours composés en fonction du joueur et de son expérience de jeu.
Structure
1 Introduction
2 In The Beginning
3 Bill of Player’s Rights
4 A Narrative...
5 ...At War With a Crossword
6 Varnish and Veneer
1 Introduction
Graham A. Nelson établie dans son introduction l’identité de la narration interactive : il est impossible de dissocier la narration et la programmation, qu’ils qualifient d’art et de fabrication ( « both an art and a craft » ).
La plupart des créateurs de narrations interactive travaillent effectivement sur les deux plans, souvent auteurs, ou poètes, et programmeurs : Nelson les qualifie de « schizophrènes », à l’opposé des écrivains d’œuvres plus conventionnelles. Ils doivent s’investir de façon complètement différente dans la gestion du lecteur/joueur et de son expérience : il doit gérer le niveau de difficulté, l’importance des choix à opérer par le joueur, tout en proposant une narration convaincante afin de conserver de l’intérêt littéraire et éviter l’ennui chez le joueur. Il agit en tant qu’auteur sur une histoire bien pensée et efficace, en tant que designer sur la mécanique du jeu et la gestion de l’intérêt du joueur, et enfin en tant que programmeur pour la mise en place technique.
La structure d’une narration interactive se décompose d’une vision globale - intrigue, structure, genre - et locale - puzzles, pièces (rooms) et l’ordre des actions à effectuer pour avancer.
Nelson introduit d’autres caractéristiques en expliquant la genèse d’une des premières narrations interactives devenue une référence générale : le jeu Colossal Cave, publié en 1975, tire son histoire de l’expérience de William Crowther. À l’époque, il est programmeur chez Bolt Beranek & Newman (BBN, également en charge à ce moment de l’Advanced Research Projects Agency (ARPA) et du réseau ARPAnet, à l’origine d’Internet). Outre l’informatique, Crowther a un autre centre d’intérêt : il se passionne pour la spéléologie. Il a d’ailleurs visité plusieurs grottes, en particulier dans le Kentucky où se trouvent quantités de grottes reliées entre elles par des passages, formant ainsi l’un des plus grands réseaux souterrains du monde. Il décide alors de créer un jeu (initialement développé en FORTRAN) racontant un parcours à travers ces grottes dans un univers fantastiques où l’on peut rencontrer trolls, nains et autres créatures (issues de la culture du jeu de rôle papier, comme Donjons & Dragons ou des œuvres de Tolkien) et se commandant de la manière la plus simple qu’il soit : avec des mots entiers.
Nelson traite également de l’importance du mythe dans les narrations interactives : au-delà de la création de mythes inspirée du travail de Tolkien, il explique que les jeux eux-même créent des mythes. Les jeux circulent sur toutes les machines à l’aide des interpréteurs, et leur difficulté commencent alors à faire émerger des communautés.
De nombreux jeux succèdent à Colossal Cave et s’en inspirent en réutilisant certains puzzles, des répliques ou des caractéristiques (comme par exemple Zork ou Adventureland). Leur construction commence à obéir à certains standards, comme on pourrait les retrouver dans les jeux développés par le studio britannique Level 9 : le prologue se déroule dans un paysage calme, le reste de l’histoire se déroule dans une caverne où il s’agit de récupérer des trésors et résoudre des énigmes, avant d’achever le jeu sur un « Master Game », un puzzle final.
2 In the beginning
La Mammoth Cave, située aux États-Unis dans l’état du Kentucky, a servi de prémice à la création des fictions interactives.
La légende commence par l’histoire de la découverte de la grotte dans les années 1790 : un chasseur poursuivant un ours blessé se serait enfoncé dans une fosse, et aurait trouvé l’entrée très large d’une grotte. En 1812, la guerre anglo-américaine favorise une exploitation massive de la grotte pour récolter du guano, en extraire du nitrate, le transformer en salpêtre et produire de la poudre à canon. Après la guerre, le minage n’est plus viable et la mine est laissée de côté pour cet usage et est ouverte au public comme une attraction alors qu’une momie indienne couverte de talismans est découverte (elle sera surnommée Fawn Hoof). Le tourisme s’essouffle lorsque la momie est emportée par un cirque pour la montrer au public à travers le pays.
Stephen Bishop, esclave du propriétaire de la grotte, est alors guide pour les touristes. Sa bonne éducation (notamment avec de bonnes connaissances en latin et en grec), est considéré comme une sorte de « seigneur » de son royaume souterrain. Durant son temps libre, il explore et nomme les espaces qu’il découvre dans la grotte : en un an, il double la surface qui en est connue. C’est lui le premier qui propose de donner des noms peu conventionnels aux espaces : the River Styx, the Snowball Room, Little Bat Avenue, the Giant Dome.
En 1842, il compose une carte complète de la grotte, essentiellment par un travail de mémoire.
Grâce à ce travail titanesque, la curiosité des gens pour les grottes de la région s’accrue : les propriétaires des terrains possédant des grottes entrent en concurrence pour attirer le plus de touristes possible en proposant des visites guidées.
En 1941, la dangerosité de ce phénomène pousse le gouvernement américain à interdire l’exploration touristique des grottes dans cette zone. Des explorateurs ont cependant continué à se rendre dans les grottes, en émettant l’hypothèse qu’elles étaient reliées entre elles par des cavités (notamment la Mammoth Cave et Flint Ridge, deux des plus grandes cavernes), malgré des difficultés posées par des éboulements et des tunnels immergés.
Patricia Crowther découvre en 1972 un passage qui confirme cette hypothèse et relie les deux grottes. Il a ensuite été découvert dans des documents dessinés par Stephen Bishop qu’il avait déjà découvert ce passage. La grotte comptait alors 226 avenues, 47 domes, 23 fosses et 8 cascades ; la longueur totale est estimée entre 500 et 800 kilomètres.
Le mari de Patricia Crowther, Willie Crowther, a créé une simulation sur ordinateur programmée en FORTRAN (FORmula TRANslator : c’est un langage de programmation utilisé principalement pour le calcul scientifique) de la grotte et initie le genre des fictions interactives avec cette première expérience : Colossal Cave. Les descriptions des cavernes présentent de nombreuses similitudes avec la Mammoth Cave explorée par sa femme. Il introduit dans le vocabulaire de sa simulation des termes faisant directement références à l’exploration des grottes (« domes », « crawls », etc.). Il appelle « room » dans son programme tous les espaces à explorer : ce terme est typique de la spéléologie aux États-Unis (contrairement au Royaume-Unis par exemple).
Lors de l’élaboration de sa simulation, il fait appel à Don Woods, un de ses collègues d’une entreprise d’informatique du Massachussets. Il remplit les grottes d’éléments fictifs, d’objets magiques et de puzzles, inspirés des jeux de rôle, eux-même inspirés de la culture de J.R.R Tolkien dans Le Hobbit ou par exemple lorsqu’il écrit Le Seigneur des Annaux et présente les montagnes de la Moria.
En 1977, le jeu est largement diffusé, notamment grâce au groupe DECUS, un groupe d’utilisateurs qui favorisent les échanges d’informations liées à l’informatique créé par le constructeur d’ordinateurs américain Digital Equipment Corporation (DEC) en 1961.
De ce jeu, de nombreuses imitations, variantes et traditions ont découlé. Il n’y a pas eu de suite à porprement parler, mais différentes écoles ce sont formées, explorant chacune des aspects particuliers. Zork et Adventureland ont par exemple réutilisé des éléments de Colossal Cave comme l’ours, le dragon, le troll, le volcan, le labyrinthe, la lampe avec des piles qui s’épuisent, etc. Acheton, l’un des premiers jeux de qualité britannique, ajoutait des canyons secrets, de l’eau, la maison d’un mage.
L’ensemble de ces jeux se construit sur une forme commune : le prologue se déroule dans un monde paisible à l’air libre, le corps central du jeu consiste à collecter des trésors dans une grotte, et la fin est généralement appelée « Master Game » : c’est l’épilogue le plus difficile à atteindre. Les différentes expérimentations de jeu proposent donc des identités différentes et des profondeurs de scénarios variables.
Au départ de chaque jeu se créé son « monde » physique et imaginaire, sa géographie et sa mythologie. C’est la justesse de l’écriture qui ensuite permet au lecteur d’appréhender l’aventure et de définir un jeu efficace ou non.
3 Bill of player's rights
Il y a une fine frontière entre le challenge et la difficulté insurmontable : c’est un problème récurrent que l’on retrouve dans les fictions interactives. La difficulté doit pouvoir être surmontée par l’agilité ou l’esprit du joueur, sans le pénaliser gratuitement et sans justification. Le designer doit penser comme un joueur, et pas comme un auteur ou un programmeur. Il découle de cette idée un certain nombre de règles à respecter dans la création d’une fiction interactive.
1. Ne pas être tué sans avertissement
Si une pièce propose trois chemins possibles, que l’un deux mène au trésor et les deux autres à une mort instantanée, il n’est pas acceptable qu’aucun indice ne soit donné sur la voie à suivre.
2. Ne pas recevoir d’indices trop flous
De bons indices peuvent être difficiles à trouver ou très brefs, mais ils ne doivent pas avoir besoin d’être expliqués lors de l’échec du personnage.
3. Pouvoir gagner sans se servir de l’expérience obtenue lors de l’échec du personnage
Le joueur ne doit pas avoir besoin de prendre un chemin au hasard sur un champs de mines pour recommencer ensuite en gardant en mémoire la position des explosifs et les éviter. Les comportements à adopter doivent être soit raisonnablement imaginables, soit comporter un indice : le joueur ne doit pas avoir à essayer de nombreuses fois pour procéder par élimination.
4. Pouvoir gagner sans connaître les événements à venir
Par exemple, vous commencez le jeu dans un magasin. Vous disposez d’une seule pièce, et vous pouvez acheter une lampe, un tapis volant ou un périscope. Cinq minutes plus tard vous êtes transporté sans avertissement dans un sous-marin, où vous deviez utiliser le périscope. Vous vous retrouvez avec une lampe inutile, et le jeu est perdu.
5. Ne pas perdre à cause d’un événement irrévocable provoqué en amont
Le jeu ne doit pas être perdu car le joueur a transformé de manière irrévocable un élément précédent. Par exemple, si vous croisez une cloison en papier à travers laquelle vous pouvez traverser en la déchirant au début du jeu, vous ne devez pas arriver à la fin et apprendre que la cloison devait être intacte pour terminer l’aventure. Ce cas de figure se retrouve souvent dans des pièces qu’il n’est possible de visiter qu’une seule fois dans le jeu.
Un élément irrévocable doit être annoncé par un indice ou un avertissement.
6. Ne pas avoir à faire des choses improbables
Par exemple, avoir besoin de demander à un personnage quelque chose qu’il n’a aucune raison de pouvoir connaître.
7. Ne pas avoir besoin de faire des choses sources d’ennui sans raison
La patience du joueur ne doit pas être éprouvée par des puzzles qui s’éternisent sans bonne raison.
8. Ne pas avoir à taper le mot exact
Par exemple, le joueur doit pouvoir taper « regarder à l’intérieur » d’un élément mais également « chercher », avec le même résultat. « Déverrouiller » et «ouvrir» doivent également aboutir à une réponse semblable.
9. Pouvoir utiliser des synonymes de manière raisonnable
Ce n’est pas un luxe, mais un élément essentiel. Dans Sorcerer, on peut trouver un « woven wall hanging » qui peut également être appelé « tapestry » ou « curtain ». Chaque mot a en général une dizaine de synonymes rattachés.
10. Avoir une liberté d’action raisonnable
Le joueur ne doit pas avoir à suivre une série de pièces sans choix de bifurcation. Le joueur ne doit pas non plus être constamment emprisonné, avec seulement de brèves sorties plus libres, qui impliquent des répétitions d’actions qui font perdre de l’intérêt.
11. Ne pas trop dépendre de la chance
Quelques variations dues à la chance ajoutent de la complexité de façon agréable, mais des probabilités trop faibles ou trop aléatoires de réussite affaiblissent le jeu.
12. Pouvoir comprendre un problème une fois qu’il a été résolu
Certains problèmes sont résolus par hasard ou à force d’essayer. Au moment où le joueur réussit, il doit pouvoir être en mesure de comprendre la solution au problème.
13. Ne pas inclure trop d’objets sources de diversion
Il faut éviter de placer des objets inutiles dans l’aventure, et tenter de les expliquer par un moyen ou par un autre : une plante abandonnée et inutile au début du jeu peut être justifiée par la présence d’un botaniste un peu tête-en-l’air qui intervient plus tard dans l’histoire et explique qu’il l’avait perdue.
14. Avoir de bonne raisons de rendre des choses impossibles
On ne doit pas pouvoir se faire refuser de traverser une pelouse sans raison par exemple. Pourtant des limites morales sont possibles et acceptables : si le joueur se trouve dans la maison de son meilleur ami et voit un diamant posé dans une boîte, il est concevable que le voler ne soit pas possible, car c’est hors de la logique de comportement du personnage.
15. Ne pas avoir besoin d’être Américain
Par exemple, un britannique doit pouvoir utiliser le mot « football » plutôt que « soccer », qui n’est presque pas utilisé en Grande-Bretagne ; de même pour « torch » (UK) et « flashlight » (US) par exemple.
16. Savoir quand le jeu progresse
Le joueur doit pouvoir avoir conscience de sa progression : si il approche de la fin, ou si il rencontre un tournant important dans le scénario par exemple.
4 A Narrative...
Graham Nelson explique que le premier choix à effectuer pour composer une fiction interactive est le choix du genre et de ses caractéristiques : exploration, romance, mystère, horreur, etc. Il est nécessaire de définir une identité (comme s’inspirer de Philip K. Dick ou Edgard Allan Poe, s’ancrer dans un paysage grec ou aztèque, par exemple) qui permettra à l’aventure de conserver une homogénéité de style qui permettra de la reconnaître parmi les autres.
Nelson constate : si le genre n’est pas nouveau ou traité de façon originale, alors le jeu a tout intérêt à être très bon pour ne pas être invisible. Dans les premières années de la création de fictions interactives, de nombreuses tentatives se sont perdues dans des expérimentations irréalistes : le joueur pouvait se trouver dans un château médiéval et se retrouver face à un pot de fleur, un magazine Playboy et une perceuse électrique. Comme dans toute narration, il est essentiel de conserver un fil d’Ariane logique et justifié, pour ne pas commettre d’approximations nuisibles à l’œuvre.
L’auteur fait alors un état des lieux des différentes étapes à prendre en compte.
Adapter un livre
La première difficulté de l’adaptation d’un livre est le respect des droits d’auteur. De nombreuses œuvres étant protégées, il est parfois difficile de faire des adaptations. Certains auteurs sont toutefois indulgents et permettent de réutiliser les grandes lignes narratrices de leurs aventures, tout en modifiant des éléments caractéristiques.
Ensuite, il est très difficile de proposer une fiction interactive basée sur une histoire linéaire. Il serait nécessaire de créer des embranchements qui n’ont pas été initialement imaginés : le risque est alors de passer à côté de l’intrigue centrale du livre en suivant un choix qui a été artificiellement ajouté. Dans tout les cas, la meilleure solution est le pastiche : il s’agit alors d’imiter le style d’un auteur ou de son histoire, et d’en proposer une adaptation libre.
Magie et mythologie
S’il n’y a pas toujours de magie dans les fictions interactives, il y a toujours une mythologie : c’est le fait de créer un monde en s’appuyant sur l’imaginaire du joueur. Si on lui fournit des éléments propres à l’époque médiévale, il construira lui-même mentalement les possibilités offertes par cette donnée.
On trouve souvent de la magie dans ces univers : pourtant, c’est un pari risqué. En effet, toute la représentation passe par de la description textuelle mais le monde créé doit être le plus solide et réel possible dans l’esprit du joueur. Il est difficile de mettre en place des systèmes de magie différents de la magie conventionnelle des récits de fantasy, car alors le joueur aura plus d’efforts à fournir pour réussir à se représenter l’univers de façon cohérente, et l’illusion risque de se briser. Les mécaniques ne doivent pas être trop décrites pour ne pas brider l’imaginaire du joueur, mais assez efficaces pour soutenir une mythologie et une typologie d’univers : il est donc plus simple d’utiliser des standards de la narration, plus communément représentés. Même le terme magique de xyzzy doit présenter une certaines cohérence au regard de sa célébrité et de son histoire, pour ne pas dénaturer l’idée que se fait le joueur de son aventure.
Recherches
La phase de design d’une aventure textuelle commence et est généralement entrecoupée par des phases de recherche. Nelson admet que cet aspect est finalement le plus divertissant et le plus gratifiant du processus de conception dans la mesure où il provoque continuellement les idées mises en place par l’auteur.
Il existe des centaines de manières de traiter une carte, de représenter la nature, l’auteur peut récupérer des données sur le minage de matières premières, la fabrication de chemins de fer, la distance et le type d’une douzaine d’étoiles proches. Toutes ces recherches servent à approfondir et crédibiliser le scénario mis en place. Un livre sur le Tibet peut apprendre la façon de faire du thé avec un samovar et du charbon : cette pratique sociale peut alors être réinvestie dans un puzzle de l’histoire !
Ouverture
À ce moment là, le designer a réuni de la documentation, des idées et même peut-être un peu de code (l’implémentation du samovar par exemple). L’auteur peut alors commencer à rédiger son intrigue. Elle commence par un texte introductif (comme on en voit dans les films Star Wars avant même le générique par exemple). Cette introduction doit être concise et impactante : elle présente l’identité du joueur, le lieu, et ce qui se déroule au début de l’aventure.
Un but dans la vie
Même si l’auteur ne veut pas tout dire sur le personnage et son rôle dans l’histoire, il est nécessaire de lui attribuer des tâches préliminaires afin de lui permettre d’accéder à ses véritables objectifs.
Taille et densité
Le gage de qualité d’une fiction interactive passe par le nombre de salles à visiter : la densité des pièces doit permettre d’avoir de les rendre toutes différentes, pour éviter des redondances. En moyenne, les jeux produits par Infocom (société de développement américaine fondée en 1979, spécialisée dans la production de fictions interactives) imposent une limite maximum de 255 objets (qui incluent les salles, les objets non transportables comme les tapisseries, les machines, les murs, ainsi que les objets transportables par le joueur) : une soixantaines utilisés pour les salles, une vingtaine pour l’administration du jeu (le joueur, la boussole, etc.), environ 75 sont des objets transportables et tout le reste sert à l’ameublement des salles. Bien que les possibilités techniques permettent de créer des aventures plus conséquentes sans devoir augmenter le budget de création, il est nécessaire de maîtriser l’ambition du projet et son efficacité.
Le prologue
La plupart des jeux proposent un prologue, un corps central et un épilogue : en général, lorsque le joueur quitte l’une de ces étapes, il lui est impossible d’y retourner.
Le prologue a deux missions : établir l’atmosphère, et délivrer des informations sur le contexte du jeu. Il est généralement limité à une dizaine de salles à explorer afin de ne pas perdre le joueur dès les prémices de l’histoire, et ne pas le décourager avant même d’accéder au cœur de l’histoire.
Le cœur de l’aventure
Cette partie est la plus conséquente de l’aventure et doit pouvoir être prise en note par le joueur, du à un nombre important de puzzles à résoudre et de salles à parcourir. Le designer doit faire un compromis entre des espaces très larges présentant plusieurs puzzles simultanés qui n’ont pas de très grande influence sur le scénario, et des espaces trop étroits qui ne proposent qu’un puzzle à la fois et facilitent leur résolution.
L’épilogue
Presque tout les jeux possèdent un épilogue. Il remplit deux missions : il permet de faire ressentir au joueur une résolution proche de l’aventure, et présente le point culminant de l’intrigue qui révèle des secrets du jeu.
Généralement, la résolution de cette étape ne présente pas de très grande difficultés : le designer doit faire ressentir de la satisfaction d’approcher du but au joueur, comme une récompense d’avoir parcouru toute l’aventure (elle ne propose donc que quelques salles, et des objets assez simples à trouver).
L’épilogue doit répondre à des questions et des événements, même si des mystères peuvent subsister. Le message final doit être écrit avec qualité : il doit être bref, et produit généralement un écho avec la scène d’ouverture.
5 ... At war with a crossword
Une fois que le thème est décidé, la carte à peu près établie et le premier scénario mis en place, le designer peut passer à la conception des actions du jeu puisqu’il n’y a encore aucun puzzle de conçu.
Puzzles
Les puzzles doivent être répartis par difficulté et leurs points de score attribués : un puzzle très simple, comme enfiler un manteau qui se trouve sur le sol, ne doit rapporter que très peu de points. Un puzzle complexe comprend plusieurs énigmes à résoudre en même temps afin de dépasser le problème. Il existe trois dangers majeurs dans la construction de puzzles : se contenter de ramasser un objet et l’utiliser aussitôt (l’objet ne prend pas de valeur particulière), complexifier la résolution d’un problème simple à cause d’un manque de synonymes, ou encore inclure trop de « private-jokes » (des éléments qui n’ont de sens que pour l’auteur, en rapport avec son vécu personnel). Il est possible d’introduire des puzzles de ce type, mais avec parcimonie afin de proposer des contenus variés.
Machines
La programmation des machines est simple dès lors qu’il n’y a aucune conversation à produire, et qu’il s’agit simplement de boutons, de leviers et d’interrupteurs à actionner. De plus, des machines permettent facilement de mettre en place des événement quasi-magiques comme le voyage dans le temps, sans que cela paraisse inapproprié. Il est également possible de programmer des véhicules : cela peut ajouter du réalisme dans le parcours des espaces et induire de nouvelles possibilités de puzzles comme l’utilisation de pétrole ou de l’autoradio.
Portes et clés
Presque tous les jeux d’aventure intègrent des portes verrouillées et des clés, afin de bloquer temporairement l’accès à certains éléments de la carte. Les clés peuvent prendre des apparences très diverses : clé physique, sortilège, gardien, etc.
Air, terre, feu et eau
Les éléments de la nature sont difficiles à mettre en place, mais ajoutent efficacement de l’effet à la profondeur de l’intrigue.
Le feu permet de produire de la lumière, de détruire des éléments, provoquer des explosions et des réactions chimiques, cuire de la nourriture et de rendre des éléments inflammables.
L’eau est une matière complexe à implémenter. Elle implique d’être transportée dans des récipients, peut être versée dans un autre, et elle est éternellement divisible : « de l’eau » peut être divisée en « de l’eau » et « de l’eau ». Différents liquides peuvent également être mélangés. La convention établit qu’un récipient peut contenir un nombre limité d’unités d’eau, que l’on peut remplir à chaque point d’eau rencontré ; chaque utilisation en fait perdre une unité. Le fait de nager pose également un grand nombre de questions : qu’advient-il des objets transportés lorsqu’on nage ? Le joueur peut-il nager s’il porte des vêtements lourds ou beaucoup d’objets ? Peut-il couler ? Est-il limité par sa consommation d’air ?
L’utilisation de la terre est l’une des premières utilisée pour créer des puzzles, spécialement l’action de creuser pour trouver un trésor enterré. Ce puzzle permet de créer artificiellement un nouvel espace, une nouvelle connexion dans l’ensemble de la carte ou un container.
Animaux et plantes
Les plantes sont utiles principalement pour exprimer de la variété dans les paysages explorés et donner une identité au lieu (comme des plantes empoisonnées dans une ruine menaçante, par exemple).
Le animaux, en plus d’ajouter beaucoup de variété à l’univers, se déplacent et se comportent parfois de façon intrigante. Ils peuvent avoir des réactions semblables à celles des humains, mais ne réagissent pas aux conversations et ne sont pas surpris si le joueur effectue une action très étrange, ils sont donc plus faciles à programmer que des humains.
Les humains
Les humains sont l’un des élément les plus complexes à coder. Cette difficulté a été illustrée dans un bug du jeu Suspect de Dave Lebling :
> Show corpse to Michael
Michael doesn’t appear interested.
Dans ce passage du jeu c’est le corps de Veronica, la femme de Michael, que nous lui présentons : franchement, pourquoi serait-il intéressé ?
La programmation d’un humain peut prendre jusqu’à cinq fois plus de temps que le code d’une salle complexe.
Ils doivent réagir aux événements (comme vu précédemment), participer à une conversation, comprendre et parfois obéir à des instructions, se déplacer d’une façon compatible avec les déplacements du joueur dans la salle, pouvoir tenir certaines attitudes face aux joueur et avoir une certaine personnalité.
Ils possèdent souvent des objets sur eux, doivent pouvoir s’attendre à être attaqués, recevoir des choses, ou même être séduits par un joueur désespéré. Ils doivent donc posséder un stock très large de réponses et de connaissances. Par exemple, la femme qui vend du pain au début du jeu Trinity peut avoir plus de cinquante réactions différentes, alors que c’est un personnage mineur de l’histoire, qui ne reste que le temps d’une action dans l’univers du joueur.
Labyrinthes
Presque toutes les fictions interactives possèdent leur labyrinthe. La difficulté de la programmation d’un labyrinthe est de ne pas le rendre trop difficile, ni trop ennuyant. Par exemple, l’une des techniques est de disperser des éléments dans les salles visitées de façon à pouvoir les distinguer les unes des autres. D’autres solutions ont déjà été mises en œuvre : un guide à soudoyer pour pouvoir se repérer, ou des flèches phosphorescentes dessinées au sol et qui incluent inévitablement un puzzle sur la nécessité d’évoluer dans l’obscurité. Un labyrinthe ne doit toutefois pas être trop original et éviter tout les standards, pour que le joueur retrouve des puzzles familiers et l’intérêt de dessiner une carte pour avancer.
Lumière
Les puzzles concernant la lumière sont des puzzles assez récurrents : la lampe du joueur s’éteint doucement, et il doit trouver de l’huile ou des allumettes avant de se retrouver dans l’obscurité ; des salles complètement obscures ne peuvent être visitées qu’à travers de minuscules passages, ne permettant d’emporter aucun objet, incluant la lampe du joueur : il doit donc évoluer et trouver des indices dans une obscurité totale.
Récompenses et pénalités
Il y a deux types de récompenses pour un joueur qui réussit à résoudre un puzzle : la première est évidemment que le jeu progresse un peu dans la narration. Le joueur peut également recevoir un avantage concret : un objet utile, ou une nouvelle salle à explorer, par exemple.
Les sanctions imposées aux joueurs étaient, au début des fictions interactives, très agressives : une mauvaise action se soldait par une mort inévitable, ou par un changement de scénario qui rendait la victoire complètement impossible. Plus tard, les designers ont convenu que de petites erreurs pouvaient être « corrigées » pour éviter aux joueurs de sombrer dans la paranoïa et de sauvegarder le jeu avant la moindre action : l’une des alternatives est alors d’envoyer le joueur en exil (le joueur est déplacé dans un lieu qui ne l’arrange pas, mais qui ne le condamne pas).
Écrire les descriptions des salles
La longueur des descriptions n’a pas d’importance. Cependant, elle doit se limiter à des éléments de contexte et des informations qui ne sont pas inutilement longues. Elles ne doivent pas non plus se contenter d’une liste des chemins possibles : la géologie, la taille de l’espace, les détails propres au lieu rendent la salle plus réelle pour le joueur, avec plus de caractéristiques. Il est également nécessaire d’éviter autant que possible les répétitions, même si elles seront parfois inévitables.
Les descriptions sont le moyen d’introduire des éléments qui seront potentiellement utilisés dans des puzzles : par exemple, préciser la présence d’algues sur les parois d’une caverne dans laquelle coule une cascade peut induire la présence d’animaux comme des grenouilles qui peuvent les manger, et permettre de découvrir des éléments masqués dessous.
La carte
Les puzzles et les objets sont inextricablement liés à la carte, ce qui implique que le stade final de la carte va graduellement émerger. Elle ne doit pas être trop linéaire, sans liens entre différentes salles : elle doit proposer des croisements et des relations entre elles, sans quoi le dessin d’une carte et le travail de géographie devient inutile. Les très grandes salles comme le «Hall of Mists» d’Adventure peuvent être découpées en plusieurs salles : piste de danse, salle de balle NW, salle de bal SW, salle de bal NE, salle de bal SE.
6 Varnish and Veneer
Une fois tout ces éléments mis en place, le jeu se dessine. Il reste cependant du travail avant de le finaliser.
Le scoring
La façon traditionnelle d’établir des scores est de faire gagner des points à chaque épreuve majeure passée, dans une fourchette assez large : par exemple, jusqu’à 400 points. Il y a généralement dix à quinze rangs, obtenus selon un certain nombre de points obtenus.
Débutant (0), Aventurier amateur (40), Aventurier novice (80), Aventurier junior (160), Aventurier (240), Maître (320), Mage (360) et Maître de l’aventure (400).
Les titres correspondent généralement au thème de l’histoire : une narration basée sur la musique peut proposer des titres de « second violoniste », à « chef d’orchestre ».
Indices
Un bon jeu va sûrement contenir de nombreux indices. En général, les joueurs seront vraiment coincés en moyenne une fois par partie. Il y a deux moyens de délivrer des indices : dans le jeu lui-même, fourni par un vieux sage par exemple, ou en tapant la commande « hint » qui permettra de poser une ou plusieurs questions afin de débloquer l’aventure.
Évidemment, un indice ne doit pas être une réponse explicite : le schéma classique consiste à donner une suite d’indices de plus en plus évidents ; de nombreux jeux ne proposent pas d’indices progressifs, mais des propositions variées à combiner pour approcher de la réponse.
Interface utilisateur
Il existe des « meta-commandes » qui ne correspondent pas à des fenêtres situées hors du jeu, mais dans le texte lui-même, et qui ne représentent pas des actions du personnage dans le jeu. Les plus importantes sont les mentions « SAVE, RESTORE, RESTART, QUIT ». Il est également possible de fournir une commande permettant d’abréger les descriptions en cas de deuxième visite d’une salle, ou d’indiquer au joueur le nombre de points qu’il possède au moment où il le demande. Certains jeux proposent une commande « UNDO » pour annuler l’action exécutée. Des raccourcis comme « g » (again), « x » (examine) et « z » (wait) sont maintenant considérés comme essentiels, ainsi que la commande affichant l’inventaire du joueur.
Debug et test
Les auteurs mettent un place une commande « secrète » pour débugger leur jeu en déplaçant automatiquement le joueur à un endroit choisi, ou en acquérant un objet automatiquement (et sont souvent protégées par un mot de passe, permettant de débugger le jeu même après sa publication). La commande de débug peut également permettre d’annuler une caractéristique de hasard : si le designer doit tester une partie du jeu où une porte mène à une salle aléatoire, la commande peut permettre de choisir la salle obtenue plutôt que de recommencer jusqu’à tomber sur la bonne.
Généralement, les bugs sont des éléments simples à corriger, comme des fautes de frappes ou de logique : la ponctuation, la grammaire ou la syntaxe, ou des oublis dans la précision de l’état d’une salle (en omettant par exemple qu’une salle doit être plongée dans le noir, et apparaît illuminée pour le joueur).
CONCLUSION
D’après Roger Caillois, le jeu est une expérience (parfois instrumentée) qui nous plonge dans un « état ludique » qui ne ressemble à aucun autre, qui est un état de retrait vis-à-vis du cours ordinaire de la vie social.
C’est une activité libre, séparée, incertaine, improductive, réglée et fictive, et se décompose en quatre catégories : ceux qui reposent sur la compétition (agôn), le simulacre (mimicry), le hasard (alea), et enfin ceux qui ont pour objet de procurer une impression de vertige (ilinx).
Étymologiquement, ludi désigne des jeux étrusques inspirés par des pratiques attiques ou grecques, organisés lors de manifestations religieuses. Ils pouvaient également être des jeux sacrés funéraires en l’honneur des défunts, ou des rituels en faveur des dieux. Jocus (jeu) désigne une plaisanterie ou un badinage.